Journaux télévisés : la “cabine”

Publié le 19 mai 2010 par Ruminances

De 1971 à 1998, j'ai travaillé dans plusieurs services de l'audiovisuel public. Radio, télé, Jités, production, j'ai tout fait, surtout assisté des journalistes ou des producteurs/présentateurs. Carrière chaotique (quand vous n'êtes pas journaliste, et pas attirée par la gestion, c'est normal à la téloche), beaucoup de hauts, beaucoup de bas. J'ai beaucoup observé… jamais disséqué, mais il m'est arrivé d'être “psy” ou “maman” ou “infirmière” de journalistes. Normal, les salles de rédaction doivent avoir beaucoup en commun avec les salles de garde.


LA CABINE :


Il ne s'agit pas d'une cabine de bateau, encore moins de la cabine des Marx Brothers, mais elle peut déclencher autant d'hilarité que cette dernière… Tout dépend du journaliste-rédacteur qui se voit obligé de la “commettre”. L'étude de cas ci-après sera faite à partir d'un service “étranger” de l'audiovisuel.

En langage d'initié, “avoir une cabine” signifie qu'on est “tricard” : on s'est vu attribuer, à la suite d'un accord pris entre le chef du service et le rédacteur en chef de l'édition du journal télévisé en conférence, un “sujet”. Il s'agit d'informer en 1' (ou 1'30″ quand il faut vraiment expliquer) en appliquant un commentaire (fait en cabine-son, d'où le terme générique “cabine”), sur des images d'actualité, pendant le journal mais plus souvent enregistré sur des images, des archives, des cartes, quelquefois d'inclure l'interview du jour faite par un J.R.I. (journaliste reporter d'images)… le tout livré clé en mains à l'édition en question.

Chaque journaliste du service doit plus ou moins souvent se plier à cette tâche, pour laquelle ils ont souvent un profond mépris lorsqu'ils sont “grands reporters” (titre honorifique qui n'existe qu'en France) -même si une journaliste grand-reporter a, voulant un jour traduire son Curriculum Vitae, commis un “great reporter”- mais ne soyons pas mauvaise langue, et fermons la parenthèse.

La première réaction est de renâcler lorsqu'on apprend, au retour de la conférence, qu'on va y avoir droit… On regimbe moins en revanche lorsqu'on est allé tourner un magazine, ou en guise de correspondant, dans le pays en question. Il peut même arriver qu'on ait une réaction enthousiaste, mais là, c'est parce qu'on a envie d'y retourner, dans le pays en question… Alors on fait montre de bonne volonté, essaie de se vendre comme le “spécialiste”, ou alors on va même le proposer la veille en conférence prévisions… La carotte ? Le départ en mission.

Majoritairement, ça n'est pas avec un enthousiasme délirant qu'on va vers une “cabine”. Si c'est pour l'édition de la mi-journée, il n'y a souvent aucun journaliste présent, sauf celui qui fait la “permanence” (et qui, grâce à ça, échappe au statut de cabine-man) . Dans ce cas, le permanencier demande à la secrétaire du service d'appeler Untel chez lui et de lui dire qu'il rapplique en vitesse car il est déjà 10h et qu'il a une “cabine” dans 3h, sur tel sujet. Ca conteste souvent à l'autre bout du fil. Alors on passe le chef au contestataire qui a plein de trucs à faire, super importants… Enfin le journaliste est convaincu. C'est là que l'assistant du service intervient pour préparer “en amont” : dépêches, visionnage des images du jour arrivées par le biais d'agences de presse, archives. Il s'agit souvent d'un travail de pélican : l'assistant va à la pêche, ingurgite les informations après s'être renseigné sur l'”axe” du sujet à faire… pour ensuite régurgiter ce qu'il a emmagasiné dans le bec de l'oisillon-journaliste grand ouvert (parce que l'oisillon est stressé, qu'il ne connaît absolument rien au thème en question, qu'il n'est pas au courant des dernières infos, qu'il n'a pas eu le temps de lire la presse du jour, etc.).

Nous voilà donc avec un journaliste qui finit par débarquer. Il est stressé, non parce qu'il a tourné longtemps autour du pâté de maison pour se garer puisqu'il a droit au parking, mais parce qu'il a été réveillé, dérangé ou surpris par notre coup de fil et qu'il n'a pas envie de faire cette “cabine”. Un oisillon se la joue “aigle” ou “je sais voler tout seul, je sais ce que je veux… Tu me trouves telle image de Eltsine” (bizarrement, il vous demande Eltsine en train de boire sa tasse de thé, sauf que tous les plans de Boris que vous avez le montrent “après” qu'il ait bu autre chose que du thé). Vous lui avez déjà calé les cassettes d'archives sur une tripotée de documents avec Eltsine, mais non, il veut son image d'Eltsine buvant du thé. Donc vous retournez à la mine : au service documentation… rien ! Eltsine un peu rouge éclatant de rire avec Clinton, vous avez… Eltsine dansant d'un pas peu assuré sur une scène, vous avez… mais ça ne lui va pas ! C'est là que l'oisillon tombe du nid et se met à hurler que vous êtes vraiment incapable, puisque vous n'arrivez pas à lui trouver SA première image. Il a en fait foncé en salle de montage, a vu tout ce que vous lui avez sorti et a des difficultés à trouver “l'accroche”… Il voudrait des images qui collent à son commentaire alors qu'une cabine, c'est faire coller un commentaire sur des images, et sur l'actualité bien sûr. Donc il s'énerve ! Il se défoule sur l'interphone dans le couloir… ça lui permet au moins d'évacuer son stress. Vous avez mis 3 personnes sur le coup de cette image dont l'oisillon vous certifie qu'il l'a vue à Moscou, quand il était là-bas… Sauf qu'elle n'est pas à Paris ! L'heure avance… vos recherches pas du tout ! En fait, vous vous retrouvez toujours devant le même problème avec ce journaliste : il n'a jamais sa première image, même lorsque c'est lui qui va tourner, qu'il demande au journaliste-reporter d'images de faire tel plan ou tel autre. Si, dans ce cas-là, il n'a pas sa première image, c'est donc qu'il a besoin de faire le souk pour “plonger” dans le sujet !

Courageusement, vous allez lui dire que bon, faute d'Eltsine buvant du thé, vous l'avez… un peu éméché. Bien sûr que non que ça ne lui convient pas ! Alors il hurle encore plus fort. L'aigle perd ses plumes, vous aussi d'ailleurs. Vous vous engueulez copieusement et du coup lui servez de défouloir. Après, ça va mieux. En fait, il avait juste besoin de trouver un moyen d'évacuer son stress et vous l'avez aidé en lui répondant que c'était “mission impossible”. Il se met donc à la tâche non sans vous avoir jeté un regard noir et écrit son commentaire en donnant des indications au monteur qui travaille avec lui. S'il a le temps, il va enregistrer et faire mixer son sujet une fois tout monté. Il remonte alors au bureau et vous explique qu'il ne faut pas lui répondre parce que ça l'énerve, que vous ne savez pas “le prendre”, qu'il est sûr d'avoir vu ce plan, qu'il ne l'a pas inventé. Vous considérez ça comme de vagues excuses et il vaut mieux vous en contenter, car d'excuses il y a peu et rarement dans une rédaction.

Vous avez aussi l'oiseau -accrédité défense- de permanence, qui la fait en s'attardant à table avec ses potes du CIRPA, dans un restaurant du 7e. Au bureau, on vient d'apprendre que la Namibie est enfin indépendante. Il est environ 17 heures. Pendant qu'on essaie de joindre le journaliste sur son biper (le portable n'existait pas), vous vous affolez un peu parce que d'une part, vous connaissez la réputation d'emmerdeur de cet oisillon fraîchement débarqué dans votre service, d'autre part vous savez pertinemment qu'il n'y a PAS d'images sur la Namibie et que vous ne maîtrisez absolument pas la région concernée. Vous vous apprêtez alors à faire maman-pélican et à aller dénicher du menu ou gros fretin pour alimenter le futur cabine-man. On vous trouve tout de même quelques images d'archives avec tous les protagonistes des pays environnants : vous découvrez que, non seulement l'Afrique du Sud avait des intérêts en Namibie, mais aussi que Sawimbi, l'angolais, fricotait là-bas… Un reporter d'image coopératif, qui avait tourné un documentaire sur la Namibie, vous apporte la cassette de ce documentaire. Ah ! Ca vous fait de l'image, et de la belle, car le caméraman en question est doué.

L'oisillon finit par arriver, sur le coup de 18h. Il a 90 mn pour : se renseigner sur la Namibie, lire les dépêches, visionner les images, rédiger un commentaire cohérent en même temps que le monteur colle les images. Il est complètement éméché et n'arrête pas de vous dire “c'est quoi la Namibie ?”. Vous lui confiez les dépêches, les coupures de presse, les cassettes calées et le menez sur la voie des salles de montage. C'est là qu'il vous dit : “tu viens avec moi parce que j'y arriverai jamais tout seul”… Comme aucun journaliste du service ne vous réclame, vous allez donc tenir la main de l'oisillon. Il ne comprend visiblement rien à ce qu'il voit et ne comprend pas le rapport entre les images et les dernières informations. Vous lui faites un court résumé. Il dit alors au monteur de lui mettre quelques plans généraux du pays. 'Las !  On en a, mais avec un commentaire plaqué sur la piste son. Il va falloir trouver du “son de Namibie” (oui, on vous demande de trouver du “son de Namibie” parce que le silence, ça s'entend très fort dans une bande son). Vous appelez alors un illustrateur sonore qui vient jeter un coup d'oeil sur les images et va essayer de vous dénicher un son “neutre”. Tout à coup, on s'aperçoit qu'il nous faut une carte pour aider le téléspectateur à situer la Namibie ! Vous courez demander la carte, à toute vitesse aux cartographistes de permanence. Le rédacteur tente de rédiger. Il écrit, il raye, il recommence, re-barre, jette le papier à la corbeille. Il a du mal à se concentrer mais l'alcool a commencé à s'évaporer. Il vous dit : “ne bouge pas de là, j'ai besoin de toi… qui c'est ces blancs ?”, alors que vous devez aller chercher les dernières images qui arrivent de Jo'Burg par le biais des EVN. “Ce sont des Sud-Africains qui sont venus prêter main forte aux blancs de Namibie”. Même question pour les noirs : “c'est qui lui ?”. Vous lui répondez “Jonas Sawimbi”. “Et qui c'est, Sawimbi ?”. Alors vous lui refaites la guerre d'Angola en accéléré, à lui, l'accrédité-défense, journaliste de longue date qui semble ne connaître que la défense nationale. Il finit par vous lâcher et vous allez à la pêche aux dernières infos ainsi qu'aux images qui vont avec. Dans 30 mn, c'est le journal. Après avoir donné de vagues instructions au monteur, il a rédigé son commentaire. Comme il va terminer à 3 mn du journal, et que le sujet est en deuxième position après l'ouverture, il fonce en cabine, ses papiers à la main, la cravate de travers, pendant que le monteur va donner la cassette prête à diffuser à la technique. Vous, vous soufflez enfin et pouvez rentrer chez vous, sauf si une dernière info tombe à quelques minutes du journal.

Il y a aussi le vrai professionnel, le vieux monsieur charmant et courtois, qui s'y prend à l'avance et vous explique qu'il va faire un sujet sur Milosevic à la mort de Tito, parce qu'il sait que Milo lui succédera. Il vous donne une énumération précise d'événements ayant eu trait avec la Yougoslavie, des dates, des images. Vous dégottez tout ce qu'il lui faut en un temps record parce que les dates aident bigrement pour s'y retrouver dans une base de données hocquetante car les ordinateurs n'en sont qu'à leurs débuts. Le lendemain, vous lui apportez toutes les cassettes dont il a besoin. Il prend même le temps de vous remercier (très rare dans un milieu journalistique où l'urgence permet tout et n'importe quoi). Pas un cri, pas de course, pas de grincements de dents. Tout se fait comme sur du velours. Très agréables, les pro !

Il y a quelques oisillons femmes, avec qui les rapports sont beaucoup plus détendus. Elles savent admettre qu'elles sont plutôt mal informées sur le sujet qu'on leur a distribué. Elles essaient de le “planter”. Le “plantage de sujet est un exercice que tout journaliste en CDI sait parfaitement pratiquer. Ils essaient tous de “planter” les sujets en discutant avec le chef de service : “est-ce bien la peine… je n'y connais rien… mais ça serait mieux en off… pourquoi moi… etc.” En fonction de leur complicité avec le chef de service, ils arrivent quelquefois à leurs fins. Les femmes se débrouillent en général beaucoup mieux que les hommes pour que le chef de service aille expliquer au rédacteur en chef de l'édition que bon, les images ne valent rien, qu'il n'y a pas de quoi faire 1'. Les pigistes, eux se gardent bien d'évoquer tout “plantage”… ils sont trop contents d'avoir une pige à la clé. Pendant ces âpres discussions, vous êtes en train de courir après les images, d'archives ou récentes, vous faites faire des cartes, en urgence, dans les autres étages. Après avoir pressé le plus gentiment possible tous les gens à qui vous avez donné du travail, vous arrivez triomphalement au montage, muni de vos cassettes. Et ne trouvez pas le journaliste ! Mais où est-il, à 45 mn du journal ? Vous vous ruez vers l'interphone qui vient d'être libéré et l'appelez. On finit par vous répondre en vous disant “ben y a plus de cabine, ils n'en veulent plus” !

On a tout bonnement oublié de vous prévenir. Là non plus, pas d'excuses. Vous n'êtes pas à l'intérieur du nid… juste sur le bord.