Un entretien avec Antoine Emaz (par Tristan Hordé), 1ère partie

Par Florence Trocmé

Poezibao publie en trois fois un entretien que Tristan Hordé a mené avec Antoine Émaz le 9 mars 2007

Tristan Hordé : on pourrait commencer par distinguer dans tes publications les livres d’artistes des autres ensembles ; pourquoi les livres d’artistes, assez abondants ?

Antoine Émaz : si tu veux, mais pour moi rien n’est séparé dans mon travail : au bout, tout se tient, ou ce serait bien que tout se tienne, aussi bien un livre d’artiste en cinq exemplaires qu’un poche. Un des avantages du livre d’artiste, c’est qu’il ne comprend d’ordinaire qu’un poème. C’est plus rapide d’exécution, ça n’engage pas des fonds importants, donc cela écourte le temps entre l’écriture et la réalisation du livre. Il y a donc un plaisir de la vitesse. Autre chose : j’aime travailler dans des espaces différents ; l’espace du livre « normal » est toujours un peu le même, alors que le livre d’artiste surprend : je pense à Petite suite froide, avec Anik Vinay, la version papier fait 4 à 5 centimètres de large et 20 à 25 de haut ; il y a là une contrainte d’espace intéressante. De plus, souvent, je donne un texte et l’artiste intervient comme il veut, dans ce cas, je peux mal deviner ce que sera le livre. J’aime cela, cette surprise. Et puis, dernier point, j’aurais vraiment aimé être peintre ; il y a sans doute dans ce travail comme la compensation d’un vieux désir. Je vis dans les lignes, dans l’espace progressif de la lecture, l’artiste, lui brasse toute la page, d’un seul tenant, je l’envie beaucoup pour cela.

TH : tu parles de ton rapport au livre d’artiste, mais c’est un peu frustrant pour beaucoup de lecteurs, qui ne peuvent pas acheter ce genre de livres. D’ailleurs, on ne sait même pas la plupart du temps que tel livre est sorti.

AE : cela ne m’a jamais gêné. Pendant des années, je me suis dit que les gens pouvaient les lire, les regarder quand il y avait une exposition. Dans l’anthologie parue, Caisse claire, où j’ai repris 7, 8 poèmes tirés de livres d’artistes, ils ont à nouveau une existence. Mais c’est un peu frustrant, du fait que l’artiste a disparu ; il reste une note, on signale que le poème est paru avec l’intervention de tel peintre, et c’est la seule trace de la collaboration. Dans le livre d’artiste, le poème était dans le lieu, l’espace que nous avions décidé, il existait là. Dans l’anthologie, il n’est plus vraiment dans sa maison, en quelque sorte.
Sur la question de l’élitisme, que tu soulèves, c’est vrai que le livre d’artiste grand format, emboîtage, petit tirage… a toujours été cher, mais je crois que la situation a évolué. Dans les années 1980, tu avais encore des gens prêts à dépenser 3 ou 4000 francs de cette époque pour acheter un livre, maintenant c’est plus rare. Tu as des amateurs pour des livres autour de 100 euros, des livres d’artistes plus légers – par exemple quelques gravures ou un dessin, et quelques pages de texte. Ou encore, tu as des lieux comme les Petits classiques du grand pirate, Ficelle, Le temps volé… qui se placent résolument dans une logique du livre illustré accessible au plus grand nombre…

TH : tu distinguerais un ensemble de poèmes qui peut être lu dans une certaine continuité et le poème isolé…

AE : ces poèmes isolés, pour moi, existent dans l’espace ménagé par l’artiste, qui fait partie de leur identité. Dans Caisse claire, c’est la première fois que je sors de leur espace des poèmes pour les déplacer dans un autre ensemble. Et ce n’est pas moi qui ai décidé ; François-Marie Deyrolle m’a dit qu’il montait l’anthologie de cette manière et j’ai accepté. Il voulait, à partir de tout ce qui avait été écrit au cours de cette période, donner à lire un maximum de choses.

Dans le livre d’artiste il y a la trace d’une forte collaboration, alors que dans Caisse claire je suis tout seul. Quelque chose change. Peut-être que cela ne manque qu’à moi. Mais ta question me semble rejoindre celle des plaquettes : oui, j’aime bien qu’un poème, ou un petit ensemble de poèmes ait son lieu propre.

TH : mais si le poème est lu, qu’il le soit à partir du livre d’artiste ou dans l’anthologie, quelle différence ?

AE : aucune – sauf que le poème n’est pas fait pour être lu à voix haute, mais pour être dans sa page, dans son espace de papier. La voix haute n’existe pas dans mon travail, je suis toujours dans la musique intérieure, dans la musique de tête. D’ailleurs je ne voulais pas lire mes poèmes. J’ai passé le cap grâce à la pression amicale de Djamel Meskache1, mais aussi parce que j’ai entendu mes poèmes lus par un acteur et j’ai trouvé que ce n’était pas bon. À partir de ce moment-là, je me suis dit, il faut y aller ! Je peux oraliser le poème, mais c’est tout, le poème n’a pas besoin d’autre chose. Je me démarque complètement de poètes pour qui la performance fait partie du travail.

TH : la lecture à voix haute empêche d’embrasser du regard l’ensemble du poème, oblige à être attentif aux blancs, au découpage.

AE : ce sont deux versants possibles, pas exclusifs l’un de l’autre, l’œil ou l’oreille. Pour moi, l’œil est nécessaire, l’oreille est possible. Quant au découpage, il se fait dès le premier jet, sans que je sache pourquoi cela passe par de la prose ou des vers. Ça doit dépendre de la force motrice du poème qui décide de la pente que l’ensemble va prendre. Ensuite je ne change jamais, mis à part le travail de menuiserie. Dans le détail, oui, cela bouge, il peut y avoir cinq ou six versions successives, beaucoup de corrections, mais pas dans la forme de l’ensemble : je ne suis jamais passé d’un premier jet en vers à une finition en prose, par exemple.

TH : je pense à un poème très ancré dans la réalité, Tours [autour de la destruction des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001], dans lequel le découpage en cellules interdit, me semble-t-il, le récit. Il y a bien un déroulement dans le temps, mais les blancs introduisent constamment des ruptures. Je ferai la même remarque à propos de tes réflexions sur l’écriture, dans Lichen, lichen.

AE : d’accord avec l’idée de rupture - et qu’il y a quand même du temps. Plutôt que narration interdite, je dirais qu’elle ne se fait pas. C’est très vrai à l’intérieur des poèmes et parfois à l’intérieur d’un livre. Par exemple, dans Entre2, ça commence au printemps et ça se termine au printemps suivant ; il y a bien une chronologie mais le temps est segmenté. Cela doit correspondre à une forme d’esprit parce que c’est en effet la même chose dans la réflexion théorique ; j’ai beaucoup de mal à dépasser deux ou trois pages, je n’arrive pas à construire une démonstration. Dans ma thèse sur Reverdy, je me suis obligé à écrire pas mal de pages pour faire le nombre voulu, mais je me suis forcé la main pour atteindre une norme, construire et planifier. Pour moi la pensée, comme la vie, est discontinue – une pensée, puis une autre. C’est ce que je retrouve chez des penseurs du XVIIe siècle, Pascal ou La Rochefoucauld. Une forme un peu en miettes.

TH : La forme des moralistes… Mais il y a un côté moral chez toi ?

AE : je défendrais bien ça. Une certaine forme de morale, même si ça n’est pas très bien vu en poésie. Mais il faut s’entendre sur le terme « morale » : si on le comprend comme une certaine façon de se tenir face à la vie, cela ne me fait pas peur de prendre le poème sous cet angle-là. Le poème en quelque sorte aboutit à une forme de morale, sans qu’il y en ait au départ. Si tu veux, je n’écris pas du tout pour « faire la morale », mais j’arrive souvent à une attitude, une façon de « conduire sa vie », comme l’écrivait Pascal

goût de la forme lapidaire…

AE : dans la brièveté, c’est l’idée de condensation qui m’intéresse : en un minimum de mots, un maximum de sens. Le travail sur les poèmes consiste toujours à enlever, jamais à ajouter. La matière au départ dans mes carnets est toujours trop importante, il faut supprimer. Même chose au niveau des mots : je cherche systématiquement les mots les plus courts. Plus cela tend vers le monosyllabe, mieux c’est. Tu ne liras pas des adverbes en –ment : trop longs ! Pas un mot trop abstrait non plus ; pas im-bé-cil-li-té mais bê-ti-se… Aller à ce qui est à la fois le plus simple et le plus court. Cela s’est fait progressivement, avec les années, sans que je le veuille vraiment. J’ai une manière de faire, pas d’art poétique construit au sens où l’on dirait qu’un poème devrait se faire comme ci ou comme ça. De la pratique avec un certain savoir-faire acquis avec le temps. Je constate qu’à choisir entre deux mots c’est toujours le plus bref qui s’impose. Pas de volonté, c’est plutôt de l’ordre de la pente, ou de l’intuition.

TH : je pense aux carnets de Reverdy, pour qui il y avait également un savoir-faire.

AE : oui, les notes de Reverdy, c’est une partie de son œuvre que j’ai toujours défendue, que je continue à lire. C’est une forme qui m’a marqué ; la pratique du carnet, de la note, de l’écriture discontinue me vient à la fois de Reverdy et des moralistes. Un texte long comme un article ne me convient pas trop, je préfère sauter d’une idée à l’autre sans suivre un fil.

TH : tu suis un fil d’une façon différente, c’est au lecteur à effectuer un montage.

AE : il y a bien l’idée de montage, d’assemblage qui est importante, notamment d’ailleurs pour les poèmes. Une page est constituée de microséquences et le poème lui-même est formé de plusieurs pages. Je réfléchis beaucoup à ces séquences au moment de la reprise. Cela peut m’arriver de bouger ce qui était au départ, dans le carnet. Mais il reste au lecteur une part de travail, tu as raison, un effort de connexion et d’appropriation. De même pour moi, au départ : je dis souvent que ce n’est pas moi qui écrit un poème, mais qu’il s’écrit à travers moi.

TH : ce n’est pas très clair !

AE : cela veut dire qu’il y a une sorte de dictée de mots. Quand j’écris le premier jet, il n’y a pas de réflexion, de maîtrise ; moins j’interviens, mieux c’est. Je suis une sorte de pente qui s’organise malgré moi et la réflexion n’intervient qu’ensuite. Donc, une matière première assez grossière, assez mal fichue. Quand cette espèce de dictée de mots s’arrête, je ferme le carnet. Le lendemain, deux semaines après, je le rouvre avec mes outils.

TH : on remplace sans peine dictée de mots par inspiration.

AE : [rire] mais le mot est trop long ! ins-pi-ra-tion, quatre syllabes ! Sérieusement : il y a un côté magique dans inspiration qui ne me semble pas juste. Cela vient d’en haut ! Chez moi, non, plutôt d’en bas ou d’à côté…
Je ne sais pas ce qui décide de la venue d’un poème et cela m’intrigue toujours. Tu parlais de Tours ; dans d’autres poèmes c’est le monde immédiatement autour de nous qui est en jeu. Pourquoi certains événements déclenchent un poème, alors que d’autres – par exemple la Tchétchénie – n’en ont jamais déclenché, alors que ma révolte est la même devant ces événements. Comme s’il fallait qu’il y ait à la fois un événement qui me bouleverse et que je sois prêt à écrire ; c’est cette articulation-là qui enclenche l’écriture. De là des périodes longues où le carnet reste fermé. Les premières années, je me suis parfois dit que je n’écrirais plus du tout ; je suis complètement dépendant de cette venue du poème sans que je la décide.
La pratique de James Sacré est très différente dans son dernier livre, Broussailles3 : il a décidé d’écrire sur cette question « vers ou prose », il a un projet de livre, il tisse des motifs. Chez moi, il n’y a jamais de décision, de projet de livre. Le plus construit de mes livres, si l’on peut dire ! c’est Entre ; quand j’en étais à peu près à la moitié, je me suis aperçu que j’écrivais continuellement sur le jardin, donc j’ai fini le livre dans le même mouvement, pas du tout voulu au départ.
Comme mes livres ne sont pas vraiment construits, j’ai fini par m’en sortir en introduisant des dates dans les derniers parus.

suite de cet entretien demain

©Tristan Hordé pour l'entretien et pour la photo d'Antoine Emaz


1 Djamel Meskache dirige avec Claudine Martin les éditions Tarabuste qui ont publié plusieurs recueils d’Antoine Émaz.
2 éditions Deyrolle, 1995, repris dans Caisse claire, Points/Seuil, 2007.
3 James Sacré, Broussailles de prose et de vers, éditions Obsidiane, 2006.