- Euh, voilà, comment dire ? Hier soir, j’ai vu l’un après l’autre le Godard et le Kiarostami !
- Woaouh ! j’applaudis ta capacité à pouvoir voir l’un à la suite deux films aussi denses et complexes !
- Oh, tu sais, ce n’est rien, c’est une question de gymnastique : une fois que tu en prends l’habitude, ça vient naturellement ! Bon, revenons sur le Kiarostami, parce qu’hier tu avais formulé un reproche à l’encontre du journaliste du Monde, du fait qu’il n’a pas mentionné Voyage en Italie, dans son article – que je n’ai pas lu. En revanche, je viens de lire la critique – pas si mal – dans les Cahiers, qui en parle. Cela dit, dans Positif et ailleurs, aussi ! Heureusement, ce truc qui saute aux yeux, il y en a pour le relever ! Bon, le film, comment tu le trouves ?
- Bien, vraiment bien. Epoustouflant même !
- Ah ?! Il te convainc pleinement, alors ?
- Oui. C’est l’une des propositions de cinéma les plus stimulantes que j’ai vues ces dernières années ! Comme avec le film de Rossellini, les personnages se retrouvent dans une ville qu’ils ne connaissent pas, la Toscane, et se découvrent – et nous simultanément – au fur et à mesure que le décor se déroule sous nos yeux.
- Ah ! Bon, là, il revient à la mise en scène, euh, « maîtrisée » – à ce qu’il faisait dans les années 90, mettons le Goût de la cerise ou le Vent nous emportera, par opposition aux films de dispositif, euh, « contrôlé » : Ten, Ten on ten, Five, Shirin. Ce film-ci est très bon, mais il y a des choses qui me gênent – même s’il reste très fort.
- Oui, bien sûr, il y a des choses qui ne vont pas. A un moment, ce couple, touchant au début, il agace, surtout au moment où ils se déchirent et s’engueulent pour un rien : on n’a plus envie de les suivre !
- Oui, mais pas seulement ça. Moi, ce qui me gêne le plus, c’est ce que Kiarostami veut faire – ses intentions : on se demande si c’est si bien « maîtrisé ». Pour bien en parler, il faut reprendre la structure. Qu’on soit d’accord : le film est composé de deux parties, avec une césure nette à partir de la scène dans le café.
- Ah, oui ! La deuxième partie, le moment où ça bascule : on se demande si toute la première partie n’était pas jouée entre eux. Ou alors, ce serait la deuxième où ils joueraient un couple d’amants lassés. C’est indécidable !
- Oui. Mais, il y a un truc qui est gênant – qui ne « colle » pas.
- Tout bascule à partir du dialogue dans le café, avec la serveuse.
- Oui. Avec la patronne du café, avec une phrase clé : « Vous faites un beau couple ». A partir de là, le film se replie sur lui-même. Très bien. On se rend compte qu’ils se connaissaient déjà, sans qu’ils le sachent auparavant. Mais il se peut aussi que l’homme ait un peu manipulé la femme, même si ce n’est pas si important que cela pour la suite. Il s’est opéré un glissement entre les deux parties.
- La « copie conforme » du titre du film, dont c’est le sujet, et qui ne se contente pas de reproduire l’original !
- Là, je te renvoie à la critique dans les Cahiers, où Delorme fait un parallèle avec Mulholland Dr. Il dit que ce dialogue, c’est l’équivalent de la boîte bleue du film de Lynch, que les personnages se transforment à partir de là. Et que c’est le côté « sortilège » ou la dimension « fantastique » dans le film : que la dame est une sorcière !
- Bof.
- Enfin… pourquoi pas ! Admettons que les personnages aient glissé dans une autre dimension. Mais, on pourrait aussi avancer, que dans les deux cas, Kiarostami rompt le pacte avec le spectateur – que dans les deux parties, il ne veut pas que l’on adhère au film, pour nous dire : « Eh, ce n’étaient que deux dispositifs ! ». C’est dommage, parce que dans la première partie, on veut bien accepter d’entrer dans le récit. Puis arrive, la deuxième partie. Alors, on se dit : « Ah, bon, c’était un artifice ?! Bien… » On entre dans le jeu de la deuxième partie, et puis re-belote : la deuxième partie, c’était encore un leurre ! Bref, il nous fait le coup du ruban de Moëbius – cher à David Lynch !
- Mais, le cinéma moderne – depuis Antonioni –, ça fait longtemps qu’il a rompu le pacte avec le spectateur !
- Oui, c’est vrai. Mais, là, Kiarostami, dans les deux parties, il joue encore la possibilité de participer au film, en relançant une autre fiction. Sauf que ça ne colle plus. C’est qu’il donne, les deux fois, la possibilité d’une « réelle fiction » alors que juste après, il l’empêche – la bloque – puisqu’on s’en détache complètement, pour nous dire : « Eh, je vous ai bien eus : vous venez d’avoir non pas deux représentations, mais deux dispositifs ! » Donc, on voit le film comme un objet dédoublé, qui se répond. La dernière scène conduit à ça !
- Elle est très bien cette scène. Parce que là, l’homme est devant le miroir, et il sait qu’il doit faire quelque chose, avant son train qui doit partir, et que nous ne saurons jamais ce qu’il fera avec cette femme. Là encore, c’est indécidable. C’est comme la fin d’Au travers des oliviers ; ou celle du film avec la voiture qui doit gravir la montagne…
- Oui, mais, quoi encore ? Il vient de pisser ; et il regarde la caméra comme si nous étions la glace. On se dit alors que Kiarostami a conçu le dispositif comme une glace. Donc, il n’y a plus de représentation, mais dans les deux cas, une vitre entre les protagonistes et les spectateurs. L’autre occurrence de cet effet, c’est dans la scène dans le restaurant italien, avec le vin « bouché ». En fait, ce que je lui reproche, c’est de ne pas englober le spectateur, alors que tout est donné comme tel au début de chaque partie – alors qu’avec Close up, le spectateur peut totalement adhérer au film – de la première à la dernière seconde – sans qu’il y ait ce hiatus, qui vient perturber le régime de croyance.
par Albin Didon
[merci à P.]