M le Maudit, à méditer

Publié le 10 mai 2010 par Ruddy V / Ernst Calafol

A notre époque, marquée par les affaires Polanski et Mitterrand, où le radicalisme moral devient un brin inquiétant, il serait bon de revoir le chef-d’oeuvre de Fritz Lang, M le Maudit (1931).

L’intrigue de M le Maudit est simple. Elle raconte les méfaits et l’arrestation d’un des pires criminels qui soient, un tueur d’enfant, interprété par Peter Lorre – à vrai dire, une des toutes meilleures performances d’acteur de l’histoire du cinéma. Fritz Lang profite de cette trame pour remettre progressivement en cause nos habitudes en terme de jugement moral.

La subtilité de l’intrigue vient du fait que dans le film, les recherches qu’effectuent la police pour identifier le criminel entravent les affaires des truands locaux, qui décident donc de prendre en charge la poursuite du criminel. Ils finissent par l’attraper et le jugent à la va-vite dans une cave. Durant toute cette partie du film racontant la traque du meurtrier, Fritz Lang prend un malin plaisir à nous montrer ce monstrueux criminel comme une victime (Hitchcock s’en souviendra peut-être en réalisant Psychose en 1960). Le spectateur a le coeur serré en voyant cet homme maltraité par une foule de gens plus antipathiques les uns que les autres. Sorti aujourd’hui, ce film causerait un de nos grands « débats publics », en ce qu’il humanise un être qu’il est bien plus facile de juger comme étant « inhumain ».

Quand la frontière entre le bien et le mal se brouille

Au début du film, le mal est clairement associé à la figure de Frantz Becker (le tueur interprété par Lorre), mais plus le film avance et plus la barrière entre le bien et le mal se brouille. L’ambiguité culmine quand le tueur, face à ses juges de pacotille, finit par prendre le dessus des échanges en leur expliquant qu’ils ne peuvent rien comprendre à l’obsession qui le ronge, qui lui commande de commettre des actes atroces. Alors qu’il se dit soumis à une terrible obligation due à un dérèglement psychiatrique, les malfrats de tout bord n’auraient-ils pas, eux, les moyens de ne pas coopérer à des activités immorales ?

Ainsi, Lang déshabille un processus social bien observable, celui de l’amnistie générale de la plupart lorsqu’est désigné un mouton noir. L’avantage de pouvoir localiser en un seul type d’être le mal absolu, permet à tout le reste de la communauté de se déculpabiliser de ses mille petites indignités, moins voyantes, moins extrêmes, mais qu’on peut estimer condamnable (et qui précisément, sont beaucoup moins condamnées par la justice humaine). Ce principe est superbement symbolisé par le M que Frantz Becker se voit inscrit dans le dos par les gens qui le traquent : maudit par sa maladie, mais aussi maudit par la société. Dans ces deux cas, son être propre n’a pas droit à la parole. Il ne mérite qu’une lettre tracée dans son dos (donc de manière lâche, par derrière) indiquant qu’il est l’homme à abattre, l’ennemi de toute la société.

Au final, il en résulte que le grand criminel, étant une exception, doit rester une exception et ne doit certainement pas être jugé par les hommes du commun ; l’Etat doit le prendre en charge (conclusion concrétisée par l’arrivée de la police in extremis, à la fin du film, sauvant la vie du criminel).

La foule est-elle aussi dangereuse qu’un criminel ?

Or, aujourd’hui, il semble que la sensibilité du corpus sociale soit tout autre : elle préfère au contraire fixer toute son attention sur les cas extrêmes, les cas particuliers, de manière à justifier la bassesse de sa conduite générale. Frédéric Mitterrand et surtout Roman Polanski, qui sont pourtant loin d’être de grands criminels, ont été ainsi énormément attaqués (à tort ou à raison, peu importe). Comme si la vie d’un homme n’était pas faite, quoi qu’on en dise, de moments de bassesse, de lâcheté, d’indignité.

Chacun d’entre nous, au fond de lui, le sait, mais aimerait ne pas le rendre public. Que cela reste son secret, pour préserver son image sociale… D’où son soulagement lorsqu’il peut stigmatiser, à travers une personne ou un groupe de personne, le mal absolu, se dédouanant ainsi de toute mauvaise conduite significative (« A côté de ça, mes fautes sont négligeables« , se dit-il). Pourtant, une culture réussie n’est pas celle qui légitimise ce comportement.

Une grande culture accepte le fait qu’il y a de tout dans l’homme, plutôt que de traquer avec zèle le moindre dépassement de ligne jaune en voulant à tout prix punir. C’est la voie aux pires débordements. Une chose est aussi horrible que la folie meurtrière d’un homme : celle de la foule. Fritz Lang est aussi le réalisateur de Furie (1936), film sur le lynchage.

Les Assassins sont parmi nous

Il ne faut pas voir dans ces remarques l’encouragement à une permissivité excessive ; mais le fait est que l’équilibre représente la bonne voie, le juste milieu. Au contraire de l’excès, l’acharnement, la névrose, la rancoeur, la jalousie. Il faudrait ne rien vouloir à tout prix.

En 1931, Fritz Lang voulait titrer ce film Les Assassins sont parmi nous. Les nazis ont refusé, on comprend bien pourquoi. Ils sentaient bien que ce film, profondément, accusait le type de société totalitaire qui se mettait en place. On peut s’inquiéter de voir pulluler aujourd’hui de telles tendances au lynchage (pour l’instant, seulement médiatique), au jugement hâtif, à la violence aveugle, aux préjugés malsains, aux raisonnements tout faits.

Ici, un président de la République parle un peu trop rapidement de « coupables« , à propos du procès Clearstream. Là, un ministre de l’intérieur, au moindre fait-divers, se rend immédiatement sur les lieux pour annoncer devant les caméras que les « coupables seront retrouvés et punis« . Encore, une émision télé (Les Infiltrés) enquêtant sur les pédophiles opérant sur le Net décide de dévoiler les noms à la police. Alors que quelques semaines après, dans le Sud de la France, un vieillard était tué par des voisins parce que des rumeurs le disaient un peu trop attiré par les enfants. Plus récemment, une mère de famille a coincé toute seule un internaute qui cherchait à abuser de son fils.

Comme si le plaisir de pouvoir punir le plus vite et sûrement possible quelqu’un dépassait de loin la volonté d’ériger une Justice qui soit la plus objective possible, et qui chemine avec rigueur jusqu’au châtiment. Certainement qu’avoir recours à la délation pourrait avoir du bon. Mais dans ce cas, quelles en seraient les limites ? Qui faudra-t-il croire ou ne pas croire, si chacun peut se faire justicier ?

Comme piqûre de rappel, souvenons-nous donc du criminel interprété par Peter Lorre, bouleversé, déballé du sac où il avait été trimbalé par les malfrats, hurler en se roulant par terre : « Vous n’avez pas le droit de me traiter comme ça ! » Notre époque, qui se dit humanitaire, est peut-être en train de perdre sa capacité à identifier et surtout comprendre ce qui est simplement humain, trop humain.

(Crédit photo : Flickr / Evil Preacher)