Mauvaises herbes

Publié le 09 juin 2010 par Philippe Thomas

Comme tout homme moderne qui se respecte, j’ai désormais mon Profil Facebook. J’en fréquente déplorablement moins les blogs, lieux où l’écriture et la réflexion sont de plein exercice, alors que Facebook est exclusivement un lieu de réactivité et de spontanéité. Mais Facebook est un lieu ludique… Comme tout bipède évolué, je perds ainsi beaucoup de temps chaque jour, à échanger des images, des vidéos, des nouvelles, des commentaires, des smileys. Je m’amuse. Je m’amuse de mes amusements et de ceux des autres. J’ai rejoint plein de groupes affinitaires, les uns sérieux (thématiques…), les autres liés à l’actualité façon pétition, d’autres carrément bouffons comme celui qui s’intitule « Pour la réconciliation des œufs brouillés ». J’ai des tas d’amis, mais ce sont des « amis facebook », la nuance est importante.

Mes amis facebook peuvent se répartir en deux grandes catégories : ceux que je connais et ceux qui sont de parfaits inconnus dans la vraie vie . Les premiers représentaient un gros quart des quelque 160 amis que je comptais ce matin, sans parler des « groupes » ou des « pages » qu’on « aime » d’un simple coup de clic. Si l’on voulait affiner l’analyse de la composition de mon cheptel d’amis (qui est des plus modestes, comparé à ceux des politiques ou des artistes qui font du chiffre en matière d’amis facebook pour se gonfler l’ego ou se flatter le narcisse), on obtiendrait approximativement ceci :

- mes amis de la vraie vie (une dizaine)

- mes amis blogueurs et affiliés (une bonne vingtaine)

- d’anciens confrères et d’actuels collègues (une douzaine en tout)

(dans ces trois premières catégories, je les connais tous en vrai)

- des connus ou inconnus auxquels me relie une même expérience existentielle ou des affinités constatées en se retrouvant sur les mêmes groupe ou avec un nombre significatif d’amis communs

- une poignée de politiques locaux ou délocalisés appartenant au moins à une autre catégorie,

(ces deux catégories mêlent connus et inconnus)

- quelques VIP ou intellectuels que j’apprécie (Edwy Plenel, Nicolas Demorand, Caroline Fourest…)

- quelques éditeurs, revues, librairies, organisateurs d’événements que j’estime

- des artistes ou amateurs d’art pratiquement tous découverts sur FB et donc jamais rencontrés

Ces trois dernières catégories sont quasi exclusivement composées de purs amis facebook, c’est-à-dire de parfaits inconnus et qui le resteront pour la plupart.

Naturellement, certains pourraient être classés dans deux, voire trois de ces catégories. Pour quelques-uns,j’ai encore un peu de mal à les classer… Il faudrait une petite catégorie d’inclassables…

Dans tout ce cheptel, certains publient beaucoup, voire énormément ( les artistes et deux ou trois politiques selon l’actualité), d’autres raisonnablement, d’autres pas ou peu. Ce matin, jugeant mon mur encombré, j’ai résolu d’élaguer les superflus, un peu comme quand on décide d’arracher les mauvaises herbes dans le jardin. Une vingtaine de gens ne sont désormais plus mes amis facebook (soit tout de même un huitième de l’effectif initial). D’un simple clic, sans autre forme de procès ni de civilité, je les ai renvoyé au néant. Hop ! A la trappe le pourtant sympathique Nombril du monde, à la trappe le neveu par alliance qui de toutes façons ne donnait jamais de nouvelles, à la trappe les artistes fumeux qui font toujours le même tableau selon la même recette (j’ai pas fini de désherber de ce côté-là…), à la trappe tel commerçant ou tel propagandiste déguisé, à la trappe telle librairie estimable mais où je n’irai jamais vu la distance.

Dans les jours précédents, j’avais déjà viré un prétendu intello ou artiste qui s’était mis à vomir sur Israël et les israéliens après l’assaut que l’on sait sur la flottille humanitaire pour Gaza. Plus quelques erreurs de casting dans le genre écrivaillon, barbouilleur ou amateur faiblement éclairé. J’ai déjà l’impression de respirer mieux, n’aimant ni les cons, ni les imposteurs, ni les compulsifs amasseurs d’images dont les albums sont de véritables vide-greniers virtuels… La petite cohorte de ces évincés aura peut-être joué pour un temps le rôle d’obscurs faire-valoir pour ceux qui demeurent fréquentables, du moins jusqu’à ma prochaine campagne de désherbage… LOL, MDR ou ;-))) aurais-je ponctué là, si j’étions présentement en ligne sur FB !

Mais qu’est-ce qu’on trouve donc de si captivant sur FB ? Qu’est-ce qui vaut qu’on y passe tant d’heures ? Des images insolites, des images d’œuvres peintes, sculptées, collées. Des anthologies personnelles ou écumées au quatre coins du Net. Des images d’actualité pompées sur Youtube, mais difficiles à sourcer plus précisément. Les amis facebook aiment les images choc : celles des accidents routiers, captées par des caméras de surveillance ou grossièrement scénarisées, pourvu qu’il y ait de l’hémoglobine sur le bitume. J’ai aussi le souvenir d’un gamin plongeant du haut d’un rempart avec trop peu d’élan, s’éclatant littéralement la tronche sur le quai en contrebas avant de tomber à l’eau puis secouru, les dernières images montrant sa gueule cassée pantelante et intubée… Atroce… le film semble d’ailleurs ne plus être consultable.

Ils aiment aussi, ces amis inconnus, les vidéo gags de bon aloi, les publicités insolites ou censurées, les clips accompagnant telle chanson plus ou moins consensuelle. Ou alors telle rareté musicale de tel groupe africain ou indien ou norvégien à déguster entre connaisseurs, qu’on se refile pour faire entrer un autre ami facebookien dans la confidence d’un cénacle affinitaire d’amis choisis… On se bricole les distinctions bourdieusiennes qu’on veut dans cette brocante aussi infinie que virtuelle…

Je trouve aussi de vraies infos relayées sur FB, surtout auprès de mes amis journalistes d’ailleurs, il n’y a pas de hasard ! Je trouve des gens (artistes, cultivateurs de légumes, cuisiniers amateurs, etc…) qui essaient de vendre leurs salades plus ou moins subrepticement. Toutefois, la plupart partagent leurs passions de manière désintéressée… Le partage est en effet le maître mot sur Facebook. C’est un mode de sociabilité minimaliste, souvent une communication visant juste à garder le contact (la fonction phatique des linguistes). On met ainsi sur son mur ou sur le mur de tel ou tel ami (ou via messagerie privée)une vidéo, une image, un son, un lien. Sans commentaire. Parfois avec un smiley. Personnellement, j’essaie de faire l’effort de mettre un titre ou un bref commentaire… Vieux réflexe pro sans doute et en plus ça m’amuse.

Le partage se prolonge parfois dans les commentaires qui toutefois ne deviennent un dialogue suivi et consistant que de manière rarissime. Sauf au préalable à se mettre explicitement ou tacitement d’accord sur tel événement ou émission fournissant un dénominateur commun : j’ai vécu ça avec bonheur à propos de la Nouvelle Star, d’actualités ou d’émissions à caractère philosophique ! D’ordinaire, les commentaires sont essentiellement échanges d’impressions succinctes voire parfois tentatives d’approche de l’autre (Facebook n’est certes ni Meetic ni un club de célibataires, mais FB peut aussi servir à draguer, comme tout espace public). Le plus souvent donc, les commentateurs échangent des amabilités mutuellement valorisantes… Cela semble contenter l’émetteur et son petit public, mais je ne peux m’empêcher de penser avec Desnos qu’aimable souvent est sable mouvant…

Non que la sincérité de chaque aimable facebookien soit suspecte, mais le lien social qui s’établit ainsi reste ténu, distant, virtuel. Ce lien est facile, on l’établit spontanément, on le multiplie sans limite chaque jour… Aucun n’a d’importance en soi ni n’engage vraiment envers autrui. Encore une fois, la sagesse populaire nous avertit du leurre : « Qui trop embrasse mal étreint »

Le plus insolite partage dont j’ai été témoin fut celui d’un… chagrin d’amour ! Le genre de truc a priori impensable à partager sur Facebook tellement c’est personnel et relève habituellement de la confidence éplorée et secrète à quelque ami(e) sûr(e) … Or une amie facebookienne a pourtant osé balancer la triste nouvelle de ses peines de cœur à la cantonade de ses quelque 300 amis, clabaudant dans son océan de tristesse, et nous éclaboussant de citations mouillées de larmes… En retour, elle s’est pris un déluge compassionnel en commentaires et sans doute aussi en messagerie… Mais peu après l’offrande de son chagrin, la belle larmoyante continuait comme si de rien n’était la publication des habituels partages innocents (beaux-arts, musiques, nouvelles insolites…). Sur le moment, j’ai cru à la réalité de ce chagrin et j’y suis allé aussi de mon petit mot ému. Après réflexion, j’y vois plutôt un jeu, une petite manipulation toute féminine, histoire de voir quels soupirants potentiels se manifesteraient ! A moins d’une inquiétante confusion entre la vraie vie et l’univers artificiel de FB chez la sujette…

Mais the show must go on, le Grand Partage Superficiel continue. Les amabilités ont repris leur cours normal. Le sac et le ressac des partages en tout genre qui se sont succédé depuis ont relégué en quelques jours le gros chagrin de la gamine au rang de poussiéreuse archive. La noria des zimages, sons, vidéos, texticules (les sites internet de citations sont de commodes pourvoyeurs de formules pertinentes pour faire l’intéressant(e) dans le monde de Facebook) emporte tout au fil des heures, minutes, secondes… C’est un cinéma permanent où chacun peut tour à tour être acteur ou spectateur, premier rôle ou comparse, avatar plus ou moins fidèle de son personnage réel. Un jeu de rôles, souvent aussi un jeu drôle tant qu’il ne devient pas un drôle de jeu confusionniste au point de se substituer à de sincères et palpables relations d’humanité… A moins de privilégier l’apparence comme seul critère de réalité, on ne peut que paraître dans Facebook, pas y être. Ce monde de bisounours candides n’est donc pas un monde où cultiver notre jardin…

PS : Quel bonheur de revenir au blog ! Et pour les happy fews, je ne suis pas sûr du tout ce soir d’être devant Nouvelle Star…