La Prochaine fois le feu, de James Baldwin

Par Liss
Voici un livre qui vous fait l'effet d'une gifle. Si vous êtes du genre à ne pas regarder la vérité en face, il vous met les points sur les "i" ; si vous êtes du genre à vous endormir sur vos convictions, il vous réveille de votre sommeil ; si vous avez courbé l'échine devant le joug du destin ou devant un avenir qui vous semble inexorablement compromis, il vous force à relever la tête ; si vous êtes plutôt sceptique et avez tendance à douter de la bonne foi de l'homme, ce petit livre vous fait entendre d'une manière fracassante le cri sincère et poignant d'un homme qui croit, malgré toutes les preuves du contraire, que l'amour peut être le lien qui régit les rapports entre les hommes, entre les hommes de différentes races en particulier, en lieu et place de ce que nous voyons aujourd'hui : la haine, sinon le mépris.
Si toutefois vous ne vous sentez pas concerné par tout ce que je viens d'énumérer, vous serez du moins giflé... je voulais dire frappé par la beauté de ce texte d'un Baldwin qui va chercher ses mots dans les abysses du langage, là où, comme un trésor, il conserve toute sa substance, toute sa saveur.
L'auteur noir américain s'attaque dans ce livre au "problème des rapports entre races" (p. 58) aux Etats Unis, un problème qui concerne l'humanité toute entière, car il n'est pas un pays où on ne trouve pas des hommes de différentes races ou qui n'accueille pas une diversité de populations. Quel que soit le pays où on se trouve, il est effrayant de voir "l'inimaginable cruauté que les hommes manifestent à l'égard les uns des autres" (p. 48) Et la cruauté gratuite qu'a subie (que subit) le Noir aux Etats-Unis dépasse encore plus l'entendement.
En lisant Baldwin, je revoyais des scènes de Black Boy de Richard Wright, que j'ai eu soudain envie de relire. La nature ne se sera jamais montrée autant cruelle que le sont les hommes envers d'autres hommes. Et le silence du monde tout autour, pour ne pas dire ses applaudissements au spectacle de cette cruauté est plus assourdissant encore. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner de la virulence avec laquelle Baldwin s'adresse à l'humanité, qu'il appelle à prendre garde contre un avenir encore plus sombre qu'il ne l'est si nous ne prenons pas le parti de nous aimer les uns les autres, au lieu de nous haïr. Je trouve légitime le "ton menaçant" et la "satire mordante" évoqués en 4e de couverture.
S'agit-il vraiment de menace ? James Baldwin ne fait que prédire ce qui arrivera inéluctablement si certains hommes continuent à se croire supérieurs aux autres, si certains croient que le pouvoir suprême leur appartient. Bien sûr que la prochaine fois, ce sera le feu. Après avoir détruit la terre par le déluge, Dieu promit à Noé de ne plus détruire l'humanité par l'eau, et l'arc-en-ciel qu'on aperçoit parfois après une pluie est là pour rappeler cette promesse de Dieu. Mais est-il besoin d'une quelconque intervention divine dans les affaires des hommes ? Ceux-ci se chargent eux-mêmes de s'exterminer les uns les autres. Comment expliquer les génocides ? (et il y en a eu un certain nombre, tous continents confondus) ; comment expliquer le 11 septembre ? Au vu de tous ces faits, Baldwin apparaît comme un visionnaire, un prophète.
C'est la menace de destruction universelle suspendue au-dessus de nos têtes à tous qui change radicalement et à jamais la nature même de la réalité et pose avec une terrible acuité le véritable sens de l'histoire de l'humanité. Nous autres êtres humains avons maintenant le pouvoir de nous exterminer. C'est là, semble-t-il, tout ce que nous sommes parvenus à accomplir. Nous avons parcouru cette route et sommes arrivés en ce lieu au nom de Dieu. (p. 81)
Peut-on prétendre être chrétien ou tout simplement croyant, peut-on se croire "supérieur", et dans le même temps confiner son prochain dans une condition bien en dessous de celle où se trouvent les animaux ?
Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu'ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l'existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l'holocauste dont l'Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu'ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l'indifférence du monde à leur égard m'avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m'empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j'avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m'attendre le jour où les Etats-Unis décideraient d'assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l'aveuglette. (p. 77)
Je parlais de Richard Wright tout à l'heure, c'est que je relève plusieurs point communs entre les deux auteurs, notamment une ferme volonté de ne pas "subir" comme ont subi leurs pères, de ne pas accepter l'ordre des choses tel qu'il se présentait, parce que cet ordre ne leur paraissait pas juste : "J'étais froidement résolu [...] à ne jamais accepter le ghetto mais à mourir et à aller en enfer avant que de laisser un Blanc me cracher dessus, avant d'accepter ma "place" dans cette république. Je n'avais aucunement l'intention de laisser les habitants de race blanche de cette nation me dire qui j'étais, m'entraver ainsi et se débarrasser de moi ainsi."(p. 44)
Un livre à lire absolument.
James Baldwin, La prochaine fois, le feu, Gallimard, colection Folio, 140 pages. 1963 pour la traduction française. Titre original : The fire next time, 1962 et 1963.