Paul-Napoléon Roinard : Exposition des Portraits du prochain siècle.

Par Bruno Leclercq

Exposition des Portraits du prochain siècle
par
Paul-Napoléon Roinard
La Revue Encyclopédique 15 Novembre 1893

Revue Artistique

Les Portraits du vingtième siècle

Exposition racontée par son organisateur

M. P.-N. Roinard, rédacteur en chef des Essais d'art libre, a bien voulu se charger de décrire, à notre intention, cette exposition. De même, M. Léon Deschamps, directeur de La Plume, avait été prié par la Revue Encyclopédique de tracer un tableau des jeunes écoles littéraires. Désireux d'enregistrer toutes les manifestations de l'ordre esthétique ou intellectuel, nous croyons intéressant de demander aux promoteurs mêmes de ces manifestations l'exposé de leurs doctrines.

L'idée de cette Exposition, ouverte à Paris, de juillet à septembre, germa d'une boutade lancée en l'amicale bataille d'une conversation avec le poète Leclercq et le peintre Guiguet.

- Nous déjeunions, je crois, ce jour-là, - et partant de la salle Petit, où d'innombrables icônes se trouvaient alors réunis sous ce collectif prétexte : « Portraits des écrivains du siècle » : - Il serait au moins intéressant, interjetai-je, d'organiser l'exhibition des « Portraits du prochain siècle ».

Et mes amis de s'enthousiasmer :

- Drôle d'idée !... projet réalisable ! Réalisons-le !

Devant un si prompt et inhabituel assentiment à une opinion brusquement émise, peu confiant, mais cédant à la bonne insistance de mes compagnons, j'acceptai de risquer l'aventure.

Suivant l'accoutumée, nous partions en guerre très lestés de beaux espoirs et mal pourvus de monnaie. Il s'agissait dons sans le sou de susciter les adhésions et d'évaluer le local appropriable.

Par bonheur et tout de suite nous advinrent deux auxiliaires : d'abord M. Le Barc de Boutteville, ce valeureux et dévoué l'Hospitalier des combatifs et nouveaux peintres, puis, M. Edmond Girard, cet écrivain qui par désir de s'éditer lui-même – et la collaboration vaillante de sa jeune femme aidant – conquit en quelques années l'honneur d'être un des plus accrédités éditeurs de la génération luttante.

Le Barc offrit sa galerie pour l'Exposition, et Girard ses presses pour les circulaires.

Alors Julien Leclercq et moi, forts de ces appuis, nous commençons à solliciter les adhésions, et, pour que la mise en vedette de nos personnalités ne nous donne point l'allure d'espérer soit bénéfice, soit réclame, de l'entreprise, nous convenons qu'à titre de rédacteur en chef des Essais d'art libre que Girard dirige, j'obtiendrais de lui le patronage impersonnel de cette publication.

Du reste le titre de la Revue, sa devise « vers le mieux » et l'enseigne de l'Exposition concordaient, assonaient à merveille.

Envers toutes les précautions prises contre le si facile effarouchement des bonnes volontés, ce qui s'empressa le plus ce fut l'hostilité. Le mot n'est ni trop gros, ni amer, les dissidents en pareil cas s'entraînant toujours plus les uns les autres que les bienveillants. Celui qu'on appelait « bonhomme » en attesta dans quelque endroit, s'il m'en souvient bien.

Oh ! Le titre surtout insurgea des ouragans !

« Exposition des portraits du prochain siècle ! » Quelle prétention ! - Fichtre, je crois bien ! Mais avoir l'espoir de vivre au XXe siècle me paraît plutôt d'une prétention joyeuse. Certes, « prochain siècle », pas « fin de siècle !»

Inutile d'ailleurs d'égrener toutes les arguties des opposants à notre aussi sérieuse que frondeuse tentative. Que d'amis ! Les uns trop modestes, les autres trop orgueilleux, ceux-ci pas assez signifiants, ceux-là très suffisamment prestigieux, les graves, les fumistes, les gourmés, les consacrés, toute la gamme des « moi » artistiques et littéraires déferla ses nuances...

Un néo-peintre, qui porte un grand nom méridional, alla même jusqu'à m'objecter que lui et moi nous étions de 1878, et non du prochain siècle ! Je m'inclinai : j'aime à respecter les opinion, surtout celles que je ne comprends pas. Pourtant, ne pas croire que toujours j'admire.

A tout le monde et quand même il faut répondre ces choses-ci : Que la prétention si décriée de notre titre tombe d'elle-même sous son exorbitance. Il n'en surexiste qu'une «égayante audace. Amer, on nous eût reproché de manquer de gaieté. Gai, on n'osa pas nous reprocher l'absence d'amertume.

Au fond, joyeux ou non, ce qu'il importe d'exprimer, c'est qu'une ou deux génération d'idées et d'actes à qui l'on ferma ce siècle n'ont sans doute point tort de mieux attendre du suivant.

Ce que nous espérions prouver, c'est, malgré la libre allure de tirailleurs affectée par les combattants dans la guerre pour l'Avenir, qu'une occasion d'importante victoire pourrait les rassembler en colonnes.

Ce que nous aurions désiré manifester en espèce de propagande par ce fait : l'Image, c'est qu'il s'avère un mouvement ignoré du grand public et qu'une inéluctable poussée enfoncera les vivantes barrières qui, faibles de plus en plus, s'opposent.

Le but de notre pensée reste inatteint, mais pas inapproché, car nous sommes tenaces, on le verra !

Cette Exposition, un instant Ils purent croire qu'elle n'ouvrirait pas.

Tandis que de rares journaux nous accusaient judicieusement de chercher la réclame – comme s'ils n'en vivaient pas ! - peu de hardiesses se hasardaient à notre secours ; et nous pensions, en supputant le nombre des promesses, que jamais assez de décorateurs ne concourraient à couvrir les murs de Le Barc.

Il y a des moments où, partisan de l'action individuelle et du respect de son intégrale liberté, l'on se prend à mélancoliquement songer qu'en l'irrêvée société où nous nous débattons parfois un peu plus de collectivisme ne nuirait pas...

Mais !... voici qu'arrivèrent quelques beaux portraits de maîtres, et par masse, que les envois se succédèrent sans craindre le manque de place.

Monsieur un tel avait arboré son drapeau ; en un clin d'oeil la rue s'était toute pavoisée.

Au résumé, nous pouvons nous enorgueillir, sinon d'avoir absolument réalisé notre projet, du moins d'avoir occasionné un jolie rallye-picture.

Cette Exposition n'eut-elle pas, sur bien d'autres, l'avantage de présenter, outre son général aspect très modernement artiste, trois ou quatre portraits de premier ordre et une vingtaine de toiles ou dessins de très bel intérêt ? Aussi, bien que suspect d'exagération et de partialité, je me permettrai de commenter l'enseignante nomenclature de nos exposés et exposants.

D'abord le « Cézanne par Cézanne », ce maître portrait d'un Maître qui peut-être s'ignore de se vouloir ignoré. Le grand peintre, en exemple de sa très simple et dédaigneuse attitude de brave homme, nous donne un portrait simplifié jusqu'à l'extrême synthèse de dessin et de couleur ; et, dans quel dédain de l'effet, que d'ailleurs lui permet une sécurité de ne faiblir auprès d'aucun voisinage, nulle part.

Ensuite, et par lui-même, le van Gogh, aux yeux d'un vert clairvoyant. Oh ! Le beau et sauvage harmoniste de cette primitive barbarie d'art : la juxtaposition des couleurs... Est-ce que le soleil fait autrement ? C'est la première fois qu'en peinture je vois réussir l'arc-en-ciel... La pauvre brute de génie que fut ce désespéré absorba la lumière tant que jamais il ne semble avoir songé d'auréoles.

Eviterais-je l'éloge de mon portrait par Anquetin ? Pourquoi donc, puisqu'il mérite les plus hautes louanges et ma toute bonne gratitude ? Ce portrait m'est implacable et nous sommes bien face à face. Une arrière adolescence écroulée, palais de décombres, pan de ruine, mais dont les fissures cracheraient encore à l'ennemi. Merci, mon fier camarade ; c'était bien cela qu'il fallait peindre et aussi solidement.

A regret, et en respect de sa présente exposition, n'insistons pas sur les portraits de Gauguin... Et puis ce sincère et généreux maître trouverait pénible un jugement si peu motivé.

Non plus et pour cette dernière raison, je n'insisterai sur le portrait de Jean Dolent par Baud-Bovy. Pourtant ; je ne puis résister à la pressante sensation de ce dessin où délicieusement communient portraitisant et portraicturé. De quelle mordante pointe, de quelle burinante finesse son ami Baud-Bovy a caractérisé son cher Dolent !

Intime comme deux qui ne parlent pas.

Oh ! L'aimable et profondément puissant artiste, ce Jean Dolent ! A fleur de peau, il vous caresse, de son colorant stylet, aux environs du coeur. Il ne blesse, il tatoue ; plus incisif et plus durable, c'est pire !... c'est mieux, veux-je dire .

Au hasard, faisons le tour de cette Exposition que préside le socratique buste de Verlaine, par Niederhausen, le débonnaire portrait du grand entre les grands statuaires, Rodin, par Legros, et, par Charles Toché, le symboliste archiépiscopat de Laurent Tailhade menant en laisse l'abominable Mufle.

Rodin par Legros

Parmi les exposés, Bakounine, Proudhon, Elisée Reclus voisinent avec Engels et Karl Marx promouvant l'ultérieure conquête des de La Salle, Clovis Hugues, d'Axa, Châtel, Gegout, Meunier, Clément Rochet et autres sociologues ci et là disséminés.

Puis la littérature d'art représentée par Paul Adam, H. Albert, notre regretté ami Aurier, J. Bois, Boylesve, Deschamps, d'Esparbès, Docquois, Darbour, Declareuil, Dumur, Fourest, Geffroy, Ghil, E. Girard, des Gachons, Hirsch, Hubert, Jean Jullien, Luce, Lesaulx, J. Leclercq, Legrand, Mazel, Ribe-Roy, Melnotte, Peladan, Quillard, Rachilde, Randon, Roger Marx, Roy, Stéphane, Rambosson, , Rodenbach, Sutter, O. Uzanne, Vignier, etc.





Rachilde par Guiguet

Et les peintres Anquetin, Albert, Angrand, E. Bernard, Mme Forain, Delâtre, Faucher, Filiger, Frechon, , de Feure, Guiguet, des Gachons, ker, Osbert, Schlaich, Saint-Synave, J. sattler, Schuffnecker, Tampier, Vuillard, Vallotton, Uraga, Zuloaga, etc.

Les sculpteurs, les architectes ou les comédiens, Mme France, Fix Mazeau, Mlle Nau, Niederhausen, E. Raymond, Trachsel, etc.

Nous serions impardonnablement oublieux de ne pas mentionner à part le très fin et coloré portrait de Georges Morren par lui-même, une oeuvre fort personnelle, le portrait de Lesaulx par Vogler, la belle collection de portraits qu'avait envoyée le peintre Alph. Germain, l'érudit et kallophile auteur de ce rare volume de critique, Pour le beau, de ne pas désigner hors rang, le très suggestif et holbeinesque portrait de Roger Marx, par Norbert Goeneutte, le Sâr Péladan, d'Alexandre Séon ; le Pierre Quillard, le Paul Adam et le Hirsch, de Gaston Darbour ; les extraordinaires silhouettes de randon en Carnot, et de Ribe-Roy en clown, par l'étrange coloriste de Feure.

Enfin de guiguet il faut beaucoup louer la facture large, consciencieuse et délicieusement mystérieuse ; son portrait de Mme Rachilde est un chef-d'œuvre. Les yeux semblent s'ailer vers d'aimables rêves infiniment lointains et la paisible puissance de l'attitude enrayonner l'entour.

Son Julien Lecercq, d'une charmante gracilité et d'une jolie mélancolie, son portrait par lui-même et son très vivant Mauclair, sont des œuvres remarquablement caractérisantes.

A signaler encore un bien impressionnant portrait de Lugné-Poë, par Vuillard.

Lugné-Poe par Vuillard

La noble croisade d'espérances fraîches que m'évoquent ces trois noms : Lugné Poë, Mauclair et Vuillard, moi plus âgé, plus déçu, je me fais un devoir de la saluer au passage.

Donc, de régiment qui s'en revient à régiment qui part : « Hardi, et de tout cœur, les amis ! »

Le théâtre de l'œuvre qu'a fondé Lugné Poë, appuyé de ses jeunes collaborateurs, vise, lui aussi, le prochain siècle ? Il suffit pour se convaincre de lire cette fin de lettre de M. Mauclair au directeur du Mercure :

« Ce n'est pas pour fonder un théâtre socialiste, international ou national, pour trafiquer ou faire concurrence que j'ai accepté de travailler avec mes amis Lugné Poë et Edouard Vuillard. Nous nous manifestons, selon notre strict droit d'artistes, sous ce simple titre : « l'Oeuvre ». Nous la révélons, quelle qu'elle soit, cette éternelle Attendue, parce que, sans phrases, nous voyons là une façon de devoir, et que c'est encore une de nos meilleures raisons, à nous autres, mon cher Vallette, de nous intéresser à vivre. »

C'est clairement claironné !

Encore une fois, « Hardi, et de tout coeur, les amis !... »

Ajoutons qu'en volonté d'atteindre enfin l'intégrale réalisation de notre idée, Girard et moi avons décidé la publication des portraits du prochain siècle, ouvrage où ne seront plus, comme à notre Exposition, regrettées les absences d'hommes tel que : Barrès, Baud-Bovy, de Beaulieu,Besnus, Léon Bloy, Bonnard, Le Cardonnel, Eugène Carrière, Descaves, Denis, A. Girault, de Gourmont, Guayta (sic), de Groux, Jouhney, Bernard Lazare, Lecomte, Mallarmé, Maeterlinck, Maufra, Moréas, Ch. Morice, Raymond Nyst, du Plessys, Papus, Puvis de Chavannes, de Régnier, Retté, Rosny, Saint-Pol Roux, Sainte-Croix, Samain, Stuart Merrill, Signoret, Vallette, van Lerberghe, Viélé-Griffin, Wiest, Vuillard, de Wyzewa, etc... et de précurseurs, tels que : Pë, Baudelaire, Flaubert, Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam, Vallès, Veuillot, Raimbaud (sic), Laforgue, Corbière, Hello, Lautréamont, Huysmans, de Goncourt, Manet, Courbet, Rude, Carpeaux, etc...

D'ores s'affirme le succès d'ailleurs dù en partie aux Revues L'Art et la Vie, L'Art littéraire, L'Art moderne, l'Art social, Chimère, Les Entretiens, L'Ere nouvelle, L'Ermitage, Floréal, L'Idée Libre, La Jeune Belgique, La Lutte pour l'art, Le Mercure de France, Le Mouvement littéraire, La Plume,

Revue anarchiste, Revue Blanche, Revue Rouge, Le Réveil, La Société nouvelle, La Syrinx, Van-Nu en Straks, qui ont bien voulu patronner notre tentative vers ce but : donner par le groupement d'éparses individualités (précurseurs, militants, et nouveaux venus), la physionomie générale des esprits et du mouvement qu'anime l'espérante grandeur de délivrer la prochaine humanité par l'individualisme artistique et social.

C'est en retournant à notre intime vœu de solidarité que nous voulons conclure : Nous pensons pour nous conquérir cette entière liberté, l'individualisme, qu'il faudrait, tous, au moins un instant et chacun simultanément, l'aimer plus que soi-même. Bien qu'aussi adversaire de la domination que réfractaire à l'égalité, je dois avouer que certains gestes sont les initiaux déterminateurs du geste universel ; ah ! Si les individualités grandes voulaient s'entendre, comme la moutonnière cohue des majorités changerait vite de côté !

Dans ce livre : les « Portraits du prochain siècle », nous croyons avoir trouvé une place de concorde où nous rassembler, où demeurer maîtres de nos attitudes, chacun n'y devant prendre que sa stricte importance et selon sa stature. Certes il y a toujours des écrasés dans les foules ; mais les vrais Forts ne restent pas dans leurs tours d'ivoire par terreur d'être perdus de vue, je pense ?... Alors qu'ils daignent !...

P.-N. Roinard.

A défaut d'un catalogue des œuvres exposées, difficile d'identifier et de retrouver les différents tableaux et dessins présentés chez Le Barc de Bouteville. Je donne les reproductions figurant dans l'article de Roinard, remplaçant parfois celle-ci par des reproductions des œuvres en couleurs lorsque cela m'a été possible.

....................................................................................................

Le portrait de Roinard par Anquetin semble être au Musée des Beaux-Arts de Rouen.

Voir :

Dans Livrenblog :Exposition des Portraits du prochain siècle par Paul-Armand Hirsch dans l'Art Social.

Portrait du prochain siècle, un blog cherchant a reconstituer l'accrochage de l'exposition.

Anne-Marie Bouchard : L'Art polémique du Panthéon : le cas de l'exposition des Portraits du prochain siècle (1893)


Paul-Napoléon Roinard dans Livrenblog : La voix de Roinard sur Gallica. Les Miroirs, Paul-Napoléon Roinard, Chercheur d'Impossible (1re partie), (2me partie), (3me partie).
Roinard dans le blog La Porte ouverte.
La publication en ligne du volume, Portraits du prochain siècle, sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont.