Dreamlands: l'ontologie selon Mickey

Publié le 15 juin 2010 par Mojorisin

Beaucoup d’expositions thématiques affichent des ambitions démesurées lorsqu’on regarde le résultat qui les restreint à une vaine tentative. Puis d’autres, plus rares, ne réalisent pas la portée de leur sujet, comme c’est le cas avec Dreamlands. Celle-ci se donne pour objectif de démontrer l’influence progressive des parcs d’attractions sur l’urbanisme sans réaliser (ou plutôt offrant au visiteur la possibilité de le faire) que cette influence s’élargit à la condition de l’homme contemporain. L’architecture symbolise alors notre existence qui voit alors sa structure évoluer au fil des années sous l’influence des théories surréalistes, situationnistes, et finalement consuméristes. Dreamlands nous offre alors une véritable exposition existentialiste commençant par un rêve et s’achevant par un cauchemar. Le rêve s’appelle exposition universelle, enclos à l’intérieur duquel la technique et le spectacle se côtoient de façon ludique, tout comme les styles et les époques, sous le regard d’une tour Eiffel fraîchement éclose et des visiteurs émerveillés par les prouesses techniques. Puis New York inaugure Dreamlands en 1904, le premier parc d’attraction de l’histoire, et crée un concept qui fascinera les surréalistes.

 

En bout de chaîne le cauchemar s’appelle Dubaï, ville de verre bâtie sur le désert, gaspilleuse de ressources, confondant la nature avec un objet modelable et modulable. Un siècle sépare cette réalité et la démonstration en retrace l’évolution.

Mais le cadre de l’expo déborde complètement le simple plan architectural et illustre avec une maîtrise impressionnante le fonctionnement du langage pop. Tout d’abord joyeux, jusqu’à Las Vegas, et profondément pessimiste par la suite, la démonstration reste impeccable tout le long.

Salvador Dali résume parfaitement le basculement dans sa Déclaration de l’imagination et des droits de l’homme à sa propre folie :

«Quand, dans l'histoire de la culture humaine, un peuple éprouve la nécessité de détruire les liens intellectuels qui l'unissaient aux systèmes logiques du passé afin de créer pour son propre usage une mythologie originale, mythologie qui, correspondant parfaitement à l'essence et à la pression totale de sa réalité biologique, est reconnue par les esprits d'élite des autres peuples, alors l'opinion publique de la société pragmatique exige par égard pour elle que soient exposés les motifs de la rupture avec les formules traditionnelles éculées ».

Cette définition s’illustre ensuite parfaitement avec la maquette de l’artiste zaïrois Bodys Isek Kingelez intitulée « Ville Fantôme ». Cette ville fictive, construite à partir de matériaux récupérés, voit se côtoyer des bâtiments de différents styles et de différents pays reliés entre eux par des routes neutres et goudronnées. La surface du plan importe peu (du bois avec les routes peintes), ce qui compte se sont les buildings qui s’érigent et la symbolique à laquelle ils renvoient. Cette ville fantôme est virtuelle, bâti sur du vide (ou du sable dans le cas de Las Vegas et Dubaï), et pioche dans différentes cultures les éléments qui la composent. Le langage pop fonctionne pareillement et notre identité aussi par la même occasion. Sa structure de base, son armature (présente en chacun de nous), se confond avec le support initialement vide de tout symbole (ici juste le plan en bois sans les immeubles). Surface plane, sans relief, et neutre, elle ressemble au « désert du réel » de Matrix. Puis cette surface va accueillir toutes sortes de symboles arrachés de leur contexte (ici les immeubles), initialement non reliés entre eux dans l’espace ou le temps, mais qui vont faire par la suite office de réalité. Collage, assemblage ou détournement sont les procédés avec lesquelles nous peuplons la structure initiale pour aboutir à une composition irréelle, dénuée de toute authenticité.

Las Vegas se construisit sur cette logique en s’érigeant sur le désert et en recréant toutes sortes de monuments emblématiques comme la Tour Eiffel ou les canaux de Venise. Spatialement éloignés dans la réalité, les deux se côtoient à Vegas qui passe outre l’incohérence et se fiche de l’authenticité (le concept "d'Aura" avancé par Walter Benjamin à propos d’une œuvre unique et qui s’estompe à mesure de sa reproduction). Pareil pour Dubaï avec ses pistes skiables, alors que la ville se trouve en plein désert. L’expo pointe alors les effets pervers de cette logique qui nous déconnecte de la réalité spatiale, temporelle, et donc écologique. On pille les ressources naturelles comme on pille les ressources culturelles, ce qui déséquilibre les écosystèmes écologiques et symboliques. On met de la neige dans le désert, on porte une croix du sud (bijoux touareg) avec une casquette Nike, bref plus rien n’est logique (il n’y a plus de saisons dit-on) et on dissout le passé, la cohérence et donc le sens, dans un espace où tout se vaut et cohabite anarchiquement.

L’expo se termine avec l’image de Kandor, capitale de la planète d’origine de Superman, dont l’illustration définitive se révéla impossible car personne ne tomba d’accord sur sa représentation. Dans la BD, Brainiac, l’ennemi du super-héro, la miniaturise et l’enferme dans une bouteille avant que Superman la récupère et l’emmène avec lui dans sa retraite à l’intérieur de la forteresse de la solitude. L’allégorie se veut aussi déprimante que révélatrice : une société peuplée de Supermans prisonniers de leur solitude, trimballant leur identité et leur vision du monde dans une bouteille ressemblant plus à une croix qu’à un salut. Il n’y a plus un monde pour tous les hommes, mais une infinité de mondes pour chaque homme.

A chaque chose son contraire, et si le langage pop est capable de produire du beau et du vrai, le laid et l’illusoire sont aussi ses catégories; car le cauchemard suit toujours le rêve de près. Et Dreamlands se charge de nous le rappeler.