Abrégé de Virgile

Publié le 23 juin 2010 par Jlhuss

Tu es un visage au mur. Les petits-fils de tes fils demandent le nom. On leur dit même une anecdote de toi, un bon mot porté par la tradition, bientôt flottant sans référence. Puis ta vie rejoint la poussière des astres : tu n’as pas été.

Tu nais. Tu as la chance de ne voir que des gens aimables alentour, en un pays de ruisseaux et de lois, de pain tendre et d’animaux complaisants. Tu vis choyé le doux délire de l’enfance, tu entres sans inconvenance dans l’âge ingrat. On te rêve consul au triomphe, roi au sacre. Tu te sens mal taillé pour les conquêtes. Un petit domaine suffira. Un amour. Les voilà qui passent, tu tends la main.

Tu t’appelles Virgile parce que ton père aimait le latin ; elle se prénomme Marine parce qu’on l’a conçue dans le ferry de Calais : avant d’être des personnes, vous êtes des fantaisies de couples épris. Puis vous avez vingt ans. L’amour vous tombe dessus dans le bistro où vous révisez le même oral. Ça fait comme une lumière de plus dans l’air bleu.

On t’a tout pris. Tu es ce corps qui n’en finit pas dans les fauteuils. L’absence est ton pays. On y vient t’embrasser. Tu fixes sur les gens un regard de lointain souvenir. Ils hochent la tête en quittant la chambre. Les visites s’espacent. Tu mourras dans le soulagement.

Tu es beau, tu te lèves, tu proposes à la fille de t’asseoir à sa table. Tu lui offres un café et l’envie de réviser l’examen ensemble. Yeux brillants, rires. Petits baisers trois jours plus tard. Du soleil en commun. Tu n’attends pas très longtemps pour tenir sa chair nue entre tes bras. Vos corps s’ajustent bien, et vos espoirs, comme de la belle menuiserie, dans le contentement des familles.

Tu ne reconnais pas le dernier soir de ta mère. Tu lui apportes des choux  au sucre, une fleur en pot sans remarquer que c’est une variété naine de chrysanthème. Tu lui caresses la main, trouves étrange qu’elle n’ait pas le sourire habituel en son malheur. Demain seulement tu comprendras son muet effarement devant la fleur, son petit merci résigné pour les choux, son dernier regard  tendu vers la porte de ton départ où ta main fait signe.

Tu fais des enfants de l’amour, de la confiance, du choix d’aller au bout du paysage. Vos maisons peinent à vous suivre, résonnent de haut en bas ; il y a des flambées, du feu continu, un peu d’ombre dans les recoins. Tu gagnes du sain argent, ton métier aussi est un plaisir calme. Les peurs tapies au ventre, tu les apprivoises de ton mieux, puisqu’il est dit qu’il faut faire route ensemble.

Il y aurait d’autres vues à mettre au diaporama de Virgile : courses à ballons dans des jardins, fêtes à bougies sur des nappes, petits voyages à châteaux et cathédrales en climat tempéré, mots perdus, rires filés, fourgons à couronnes, vive le roi !

Tu es un visage au mur. Les petits-fils de tes fils demandent le nom. On leur dit même une anecdote de toi, un bon mot porté par la tradition, bientôt flottant sans référence. Puis ta vie rejoint la poussière des astres : tu n’as pas été.

Arion

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