Lecture.

Par Ananda

Daniel TAMMET : « JE SUIS NE UN JOUR BLEU », Ed. J’AI LU, 2009.

Ceci est un témoignage, et un des plus bouleversants qui soient. Grâce à lui, nous entrons dans le « cerveau extraordinaire » d’un jeune autiste savant anglais.

Le héros de cette autobiographie, écrite dans un style très légèrement guindé, est un autiste de haut niveau (autrement appelé Asperger), atteint du syndrome savant rendu populaire un temps par le film « Rainman » où Dustin Hoffman interprétait le rôle principal. Son univers a de quoi nous dérouter, mais aussi nous captiver, car il est extraordinairement attachant. L’homme a de singuliers pouvoirs, tels celui de visualiser les nombres, de les rendre « vivants » en leur attribuant des formes, des couleurs, des textures. Il entretient, avec eux, un rapport très fort, de type affectif, émotionnel, n’ayons pas peur de le dire, qui fait étrangement pendant à la difficulté énorme qu’il a par ailleurs à interagir socialement et, donc, à investir émotionnellement ses semblables.

Tammet nous parle de lui avec une franchise et une précision confondantes. Il s’analyse avec une rare (compte tenu de son handicap) et admirable lucidité. La relation tout à fait particulière qui est la sienne avec les bruits, les formes, les coloris, les textures, les sensations nous apparaît plus qu’étonnante : presque complètement étrangère. Les nombres sont, pour lui, doués du pouvoir (fort inattendu) de l’apaiser : « Quand le stress est trop important[…], je ferme les yeux et je compte.[…]les nombres sont mes amis, ils ne sont jamais loin de moi. Chacun est unique et possède une « personnalité » propre.[…] 5 est bruyant, 4 est à la fois timide et calme[…]Certains sont grands et gros : 23, 667[…]D’autres sont petits : 6, 13, 581. Certains sont beaux, comme 333. D’autres sont laids, comme 289 ». Les nombres premiers, quant à eux, ont des « formes lisses et rondes, comme des galets sur une plage[…]. Cette impression immédiate de « galet » me permet de reconnaître chaque nombre premier[…]. C’est ainsi que mon cerveau fonctionne ».

N’y a-t-il pas tout lieu d’être surpris, voire estomaqué, par une tournure d’esprit pareille ?

Surpris, estomaqué…et, aussi, presque amusé. Est-ce un univers « poétique » ?

S’agit-il d’une perception totalement autre, dont l’originalité, le caractère irrémédiablement inédit, nous happe, nous captive, quasiment malgré nous ? Que penser lorsque Tammet écrit : « j’ai levé la tête vers les gratte-ciel avec la sensation d’être cerné de 9 – le nombre qui correspond le mieux, pour moi, au sentiment de l’immensité » ? Il en vient vite à s’expliquer au sujet de son « expérience visuelle et émotionnelle des nombres » : en bon « savant » qu’il est, doté d’une capacité de mémorisation hors du commun, il adore apprendre et emmagasiner des connaissances qui éclairent son cas. C’est ainsi que, par son entremise, nous découvrons la notion de synesthésie, qu’il définit comme « une confusion neurologique des sens, très rare, le plus souvent la capacité de voir les lettres et/ou les nombres en couleur ». Voilà qui nous fait penser au fameux poème « Voyelles » d’Arthur Rimbaud. Qui plus est, sa synesthésie à lui « est d’un type inhabituel et complexe, car les nombres [lui] apparaissent comme autant de formes, de couleurs, de textures et de mouvements. Le nombre 1, par exemple, est d’un blanc brillant et éclatant, comme quelqu’un qui dirige le faisceau d’une lampe torche directement dans mes yeux. Cinq est un coup de tonnerre ou le son des vagues qui se brisent sur les rochers. Trente-sept est grumeleux comme du porridge, alors que 89 me rappelle la neige qui tombe ».

Si je ne résiste pas à vous citer tous ces passages, c’est que, avouons-le, je les trouve fabuleusement poétiques.

Le savant russe Luria a mis en relief la relation qui existe entre synesthésie et « prodigieuse mémoire[…], à court comme à long terme[…]. C’est ce qui explique que, « vivant depuis toujours dans un univers synesthésique, [Tammet] a grandi avec la capacité de manier et de calculer de tête de grands nombres, sans aucun effort conscient ». Le jeune anglais précise que « beaucoup de personnes atteintes du syndrome savant possèdent cette capacité », et que c’est elle qui fait d’eux des « calculateurs ultra-rapides ».

Tammet détaille pour nous le processus de ces calculs pas comme les autres , et notre étonnement augmente encore : «  A mesure que les opérations et leurs résultats augmentent, je fais l’expérience de formes mentales, de couleurs de plus en plus complexes . Ainsi, quand j’élève 37 à la puissance 5, je vois un grand cercle, composé de petits cercles qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre, depuis son sommet . Quand je divise un nombre par un autre, je vois une spirale qui s’élargit vers le bas en cercles toujours plus concentriques et déformés. Chaque division produit des spirales de tailles et de formes différentes. Grâce à mon imagerie mentale, je peux diviser 13 par 97 (0,1340206…) et voir peu ou prou jusqu’à une centaine de décimales[…]Quand je fais une multiplication, je visualise les deux nombres et leurs deux formes distinctes. Puis l’image change. Une troisième forme apparaît : la réponse. Le processus prend quelques secondes et s’effectue de lui-même.[…]je « vois » chacun des deux nombres telle une forme unique et distincte que je dispose à l’opposé l’un de l’autre. De l’espace ainsi créé entre les deux formes résulte une troisième que je perçois comme un nouveau nombre :[…], le résultat. Selon les opérations, les formes différent. De même, selon les nombres, j’éprouve des sensations et des sentiments distincts. Lorsque je multiplie par 11, je vois toujours des chiffres qui dégringolent dans ma tête ». Pas ordinaire ! Admettez qu’on en reste tout ébahi, que l’on trouve cela à peine croyable.

Comme si ça allait de soi (mais, pour lui, il en est ainsi), il poursuit, très tranquillement : « j’ai des réponses visuelles, et parfois émotionnelles, pour chaque nombre jusqu’à 10 000[…]. Un numéro de téléphone comportant la séquence 189 est bien plus beau qu’un numéro comportant une séquence 116 ». Aussi inhabituel que ça puisse nous paraître, il s’agit là de ce que Tammet nomme « une dimension esthétique de ma synesthésie ».

Par le biais de Tammet, nous apprenons que l’autisme n’est pas une maladie d’un seul tenant, mais ce que l’on dénomme un « spectre », le « spectre autistique ». Ce spectre a ses hauts (tel l’autisme de haut niveau qui, en son sein, comprend, pour une proportion de 1/300, les autistes savants et les syndromes d’Asperger) et ses bas (les cas « lourds » des autistes profondément handicapés mentalement et dénués de langage).

Toujours avec son souci de précision méticuleux, l’auteur fait remarquer que « presque la moitié des syndromes d’Asperger ne sont pas détectés avant l’âge de 16 ans » (voilà qui, encore, nous étonne !). Nous avons  bien sûr droit, ensuite, à une définition de l’autisme scrupuleusement complète : « L’autisme, y compris le syndrome d’Asperger, se définit par l’altération des interactions sociales, de la communication et de l’imagination (surtout en ce qui concerne l’abstraction, la souplesse intellectuelle et l’empathie). Le diagnostic n’est pas facile.[…]. Les personnes touchées par le syndrome d’Asperger se distinguent souvent par de bonnes aptitudes linguistiques et mènent une vie relativement normale. Beaucoup d’entre elles ont un Q.I légèrement supérieur à la moyenne et excellent dans des domaines qui impliquent la pensée logique et visuelle.[…]environ 80% des autistes et 90% des personnes atteintes du syndrome d’Asperger sont des hommes .L’obstination, une forte tendance à se concentrer sur l’analyse des détails[…]Des dons particuliers dans les domaines de la mémoire, des nombres et des mathématiques sont courants ». Tammet revient sur son expérience personnelle avec les nombres : il nous assure que ceux-ci sont sa « langue maternelle », celle dans laquelle il « pense » et il « ressent ». On aura du mal à se représenter cela, mais c’est pourtant ainsi, en ce qui le concerne : il déclare que « les nombres[l’aident]à être plus proche des autres », à mieux interpréter leurs émotions, à mieux y réagir ! De même, quand il compte, « les nombres suscitent des images et des formes solides et rassurantes » dans son esprit.

Autre bizarrerie assez caractéristique de son syndrome : « j’ai toujours aimé penser à des calendriers[…]. Chaque jour de la semaine suscite des couleurs et des émotions distinctes : les mardis sont de couleur chaude alors que les jeudis sont pelucheux (sic !). Le calcul calendaire – la faculté de dire à quel jour de la semaine correspond une date – est une capacité commune à beaucoup de personnes touchées par le syndrome savant ». Et Tammet de nous étonner encore – voire même de nous laisser pantois – en précisant, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde : « Ainsi, quand la texture du premier jour du mois de février d’une année donnée est pelucheuse (jeudi), le troisième jour de mars sera de couleur chaude (mardi) : le jeune homme s’extasie devant « la beauté remarquable des nombres premiers, la façon si distincte dont ils ressortent à côté des autres nombres » et confie que « c’est pour cette raison[qu’il] les contemple obstinément ». L’esthétique des nombre et leur capacité à rassurer, à apaiser ? Qui l’eût cru ?

Mais Tammet persiste : « La nuit, lorsque je suis sur le point de m’endormir, il arrive que mon esprit se remplisse soudain de lumière brillante et que je ne voie plus que des nombres – des centaines, des milliers – qui passent rapidement devant mes yeux. C’est une belle expérience qui m’apaise.[…]je m’imagine en train de traverser des paysages numériques ».

Mais ce n’est pas tout, car ce genre de perception ne se limite pas aux nombres : « La synesthésie touche également ma perception des mots et du langage. Le mot ladder (échelle), par exemple, est bleu et brillant, tandis que hoop (cerceau) est blanc et doux[…]le mot français jardin est d’un jaune baveux.[…]Le mot white est bleu, alors que orange est clair et lumineux – comme la glace. Four est un mot bleu mais aussi un nombre pointu[…] ». Ce qui est pour le moins remarquable, c’est que « Percevoir les couleurs et les textures de chaque mot permet à ma mémoire de mieux retenir les faits et les noms.[…]Grâce à cela, je suis également capable d’apprendre des langues étrangères facilement et rapidement ». Quelle plus belle, plus poétique conclusion à toutes ces constatations que celle à laquelle Tammet se livre de lui-même : «  En associant les différentes couleurs et émotions de chaque mot et de chaque signification, les mots prennent vie » ?

L’auteur, toujours aussi soucieux de précision scientifique scrupuleuse, conclut le (déjà fascinant) premier chapitre en signalant que le « syndrome d’Asperger[…]n’a été identifié qu’en 1994 », ce qui est une date étonnamment récente.

Ensuite, Tammet entreprend le récit de son existence, par la force des choses si particulière.

Nourrisson qui pleurait « sans discontinuer », il eut, d’emblée, la chance peu commune d’avoir des parents d’une patience et d’un dévouement à toute épreuve. Sa mère le fit bénéficier de l’allaitement jusqu’à dix huit mois, ce qui ne dut pas être sans conséquence, puisque, nous déclare-t-il, « l’allaitement profite au développement des émotions chez l’enfant autiste. Il permet en effet de garder un contact étroit, émotionnel et physique, avec la mère. Des chercheurs ont remarqué que les enfants autistes nourris au sein sont plus autonomes, plus adaptés socialement et plus affectueux que lorsqu’on les nourrit au biberon ». Il se mit à marcher et à dire ses premiers mots vers un an (« le syndrome d’Asperger, en effet, n’entraîne pas de retard notable dans l’apprentissage du langage contrairement à d’autres formes d’autisme, plus lourdes, où le langage peut prendre beaucoup de retard, voire ne jamais se développer »). Plus tard, à l’âge de la garderie, il apparut comme « un solitaire » qui jouait sans se mêler aux autres, un « petit garçon paisible, dans son monde et distant » quoique « gentil » et « conciliant » à l’excès, dont le « comportement ne correspondait pas à ce que,[à l’époque], beaucoup de gens considéraient comme de l’autisme ». Malgré certaines bizarreries et sa fragilité physique, ses parents (attitude au combien saine qui lui fut très bénéfique) refusèrent catégoriquement de le surprotéger et de voir en lui un « cas à part » : « Avant tout, ils souhaitaient que je sois heureux[…]et capable de mener une vie normale[…]mes parents répondaient invariablement que j’étais « timide » et « sensible » » . Dès cet âge, l’enfant vivait concentré sur ses sensations et obnubilé par les textures. Sa fixation sur la routine et sa panique totale devant l’imprévu  et le changement étaient déjà enracinées. Très tôt également ( avant quatre ans), il s’attacha de manière passionnée, obsessionnelle, aux livres .S’il a de nombreux frères et sœurs, il reste obstinément un enfant qui adore rester seul dans sa chambre : « je n’avais pas de sentiment particulier pour mon frère et nous vivions des vies parallèles ». Il affectionne le silence, dont il ne se lasse jamais et nous parle magnifiquement : « un silence qui n’a jamais été statique pour moi mais toujours en mouvement, onctueux et transpirant tout autour de ma tête, comme de la condensation. Au moment de fermer les yeux, je l’imaginai aussi doux et cristallin que possible[…].Quand arrivait un bruit soudain[…], c’était douloureux comme s’il se brisait ». En même temps, notre ami commence à développer des marottes, que ses parents supportent avec toujours la même grande patience, jamais démentie. Une fois entré à l’école, il manifeste sa répugnance pour les activités de groupe, « terrifié à l’idée que les autres enfants puissent[le]toucher ». Les enseignants, à son endroit, font preuve de la même tolérance, de la même absence de rigidité et d’autoritarisme que son entourage familial. L’immense chance de Tammet a été d’être accepté tel qu’il était. Sans doute parce que les Britanniques sont des gens ouverts à une certaine marge de différence, des gens que l’excentricité ne rebute pas, bien au contraire. Sa chambre, il continue de nous la décrire comme son « sanctuaire » : « Quand je rentrais à la maison[…]Quels que soient ma fatigue et mon humeur, j’allai ramper jusque sous mon lit et m’allonger dans ses ténèbres ».

Hélas, à l’âge de quatre ans, le jeune Daniel est « terrassé[…]par l’épilepsie ». Dans le chapitre où il raconte cette délicate période, il fait remarquer que cette maladie « est bien plus fréquente dans le spectre autistique que dans la population normale […]Pour cette raison, on pense que ces deux affections doivent certainement avoir une source commune dans la structure même du cerveau ou dans les gênes qui le déterminent ». Il souligne aussi que, de par son hérédité paternelle, il était fortement prédisposé à rencontrer ce genre de problème. « Il existe, nous informe-t-il, une relation complexe entre le sommeil et l’épilepsie. Beaucoup d’épileptiques souffrent de troubles du sommeil. Les experts pensent que certains[de ces troubles] comme les terreurs nocturnes ou le somnambulisme correspondent à des moments de crise que vit le cerveau pendant le sommeil ». Ainsi Tammet, en sus de son épilepsie, souffrit-il de « déambulation nocturne ». Il fallut trois années avant qu’un traitement finisse par résorber complètement le trouble épileptique. Peut-être celui-ci résultait-il d’une déficience congénitale de l’hémisphère cérébral gauche, puisque « les crises de[…]son enfance trouvaient leur origine dans le lobe temporal gauche » et que « certains chercheurs suggèrent que les personnes affectées par le syndrome savant possèdent un hémisphère[…]gauche déficient qui entraîne une compensation par l’hémisphère droit. On justifie cette théorie en avançant que les dons le plus souvent observés chez les « savants », y compris les nombres et le calcul, sont associés à l’hémisphère droit ».

Les autistes ont pour particularité (parmi tant d’autres) celle de s’intéresser très préférentiellement aux détails « au détriment des informations globales (le « dessin d’ensemble »), alors que la plupart des gens contextualisent les informations et négligent souvent les plus petits détails ». «  Un bénéfice secondaire de la gestion de l’information par le détail plutôt qu’en globalité est que l’on est très scrupuleux : je suis par exemple un très bon correcteur ». Pour le Pr Snyder, « les capacités exceptionnelles des « savants » sont certainement en chacun de nous mais[…], pour la plupart, nous ne savons pas comment les activer ». Serait-ce parce que l’Homme moyen n’utilise que 25% de ses capacités cérébrales ? « Il y a des exemples de dons apparus après une maladie ou une blessure à la tête »…n’est-ce pas pour le moins paradoxal ? De même, « certains chercheurs pensent[…]qu’il pourrait y avoir un lien entre l’épilepsie et la création ». Après l’épilepsie, pour Tammet, le cours normal des choses reprend. Toujours, l’école où il conserve ses tendances fortement asociales. Rien ne vient à bout de son indifférence à l’égard des autres enfants (« j’ai toujours eu le sentiment qu’ils étaient[…]quelque chose au large de quoi il fallait naviguer plutôt que des individus à connaître »). Avec cela, les difficultés de concentration sont immenses compte tenu de l’environnement bruyant de l’école. L’ « exigence de perfection fait que je travaille parfois à une vitesse d’escargot ». L’apprentissage de l’écriture est vécu comme « fastidieux », laborieux. L’obsession de l’enfant est de se protéger « contre le monde extérieur ». Plus que jamais, il adore le calme, le silence, l’immobilité contemplative qui lui permet de « regarder couler le temps ». Son autre passion est la résolution de problèmes mathématiques, qu’il traite à sa façon toute particulière, en visualisant, spatialisant et concrétisant les nombres. La rapidité avec laquelle il établit des liens logiques l’aide grandement dans cette activité, qu’il adore. Mais, dans le même temps, d’autres obsessions entrent en scène, dont celle des collections : « C’était comme une compulsion, je devais collectionner tous les marrons que je pouvais trouver et les rassembler tous ensemble à un même endroit ». En tant qu’autiste, Daniel était fasciné par la symétrie et par la brillance des objets (en l’occurrence, là, les marrons). Et, en tant qu’autiste encore, il n’arrivait toujours pas à se sentir à l’aise dans le milieu scolaire. Tout au contraire, il s’y sent continuellement agressé et en permanence sur le qui-vive, en état d’ « anxiété » profonde. Souvent frappé d’accès de panique, il persiste à fuir ses camarades, cependant qu’un rien suffit à le déstabiliser. C’est alors qu’il découvre un endroit auquel il restera fidèle à jamais, la bibliothèque : les bibliothèques étant invariablement « bien tenues, calmes et ordonnées » en sus d’être pleines de livres, il s’y sent dans son élément, heureux, et il s’y épanouit. A dix ans, il prend conscience de ce qui le sépare de ses camarades (« je sais que je suis différent d’eux ») et la solitude, le sentiment d’exclusion que tout cela implique se met à lui peser. Pourtant, comment faire lorsque l’interaction est si « difficile » ? Lorsque, la plupart du temps, on « regarde le sol » quand on est en train de parler avec quelqu’un ? Tammet, une fois de plus, analyse ce qui n’allait pas, tente de le comprendre pour prendre du recul, et s’explique : « je ne comprenais pas que le but de la conversation n’est pas de parler uniquement des choses qui vous intéressent[…]Ecouter les autres n’est pas facile pour moi. Quand quelqu’un me parle, j’ai souvent le sentiment d’être en train de chercher une station de radio, et une grande partie du discours entre et sort de ma tête comme des parasites[…]j’avais du mal à rester «  dans le sujet ». Mon esprit vagabondait souvent. En partie parce que je me souvenais tellement bien de ce que je voyais et de tout ce que je lisais que, s’il y avait une occasion d’en parler, un mot chanceux pouvait suffire à déclencher un flot d’associations d’idées dans mon esprit, comme la chute des dominos ». Assez pathétiquement, Tammet confesse qu’il « trouve presque impossible de « lire entre les lignes » », ou encore qu’il lui « est aussi difficile de savoir quand il faut répondre à des assertions qui ne sont pas exactement formulées comme des questions ». « J’ai tendance à n’accepter que l’information pure ». Conséquence de l’absence de souplesse d’esprit et du tragique défaut d’aptitudes sociales…Face à tout ce stress scolaire, une seule ressource (hormis celle de « parler tout seul ») : « compter ». « Quand je me sentais très stressé, je comptais les carrés de 2[…]les nombres correspondaient à des formes qui me rassuraient ». Ignorant les taquineries de ses condisciples, le jeune garçon finit par se créer des amis imaginaires, avec qui il converse. Toutefois, déclare-t-il, « pendant la plus grande partie de mon enfance, mes frères et sœurs furent mes amis[…]Ils apprirent avec le temps à m’entraîner à faire des choses avec eux, des choses dont ils savaient que je les aimerais et auxquelles je pourrais pleinement participer ».ça n’est qu’à l’âge de huit ans que l’enfant apprend à lacer ses chaussures, et même à les enfiler, puisqu’il ne distingue pas la gauche de la droite. Le brossage des dents le gêne aussi, en raison de son hyper-sensibilité auditive, qui lui rend « le son rêche des dents que l’on brosse[…]physiquement pénible. Sa coordination motrice étant médiocre, sinon « pauvre », il trouvait fort malaisé d’accomplir deux actions en même temps. Si ses retards d’apprentissage lui furent pénibles et le frustrèrent, ils furent cependant compensés par l’extraordinaire tolérance et l’exceptionnel amour dont son environnement familial sut faire preuve. A l’adolescence, Tammet subit un choc affectif : son père, pilier de la famille, s’effondre pour cause de maladie. Etant allergique à toute surprise, le jeune homme est désorienté (« je savais que je devais ressentir quelque chose, mais je ne savais pas quoi , j’aurais voulu l’envelopper [il parle là de sa mère] dans un doux silence comme dans une couverture »). Cet état se confirme et empire même lorsqu’il fait son entrée au collège. Face à ce « passage » très « difficile », il se sent « extrêmement tendu » et, plus que jamais, se replie sur la bibliothèque. Tout imprévu reste, pour lui, synonyme de désarroi, d’énorme anxiété. S’il apprend, comme nous l’avons vu, très rapidement par cœur et si les maths sont « naturellement » l’une de ses « matières favorites », il se bat toujours contre ses multiples handicaps, tel le fait de n’avoir « aucun sens naturel de l’orientation ». Ses camarades, rebutés par son incapacité à parler de la pluie et du beau temps, le jugent « ennuyeux ». Mais il apprécie l’Histoire (pour sa richesse en « listes de données ») et « l’analyse de certains textes ». Etrangement là encore, peu porté vers la fiction dans ses lectures, il s’invente son propre monde, très précis, mais complètement imaginaire. La persistance tenace de sa crainte du bruit, de l’agitation et de l’action, couplée à son asocialité, le prédispose à n’apprécier que les « sports individuels ». Nonobstant sa difficulté persistante à nouer des relations, certaines amitiés s’ébauchent. Il n’en demeure pas moins que le garçon peine encore beaucoup à se soustraire à la souffrance que lui valent sa sensibilité excessive ainsi que sa tendance à être submergé par le trop-plein d’informations. Il va de soi qu’il déteste la foule, et par-dessus tout le bombardement sensoriel que cette dernière lui inflige. Il développe, grâce à la pratique du jeu d’échecs, ses capacités de logicien, extrêmement brillantes. Ce qui n’empêche pas que sa capacité de concentration reste très fragile, à la merci de la plus infime perturbation dans le voisinage, particulièrement si c’est une perturbation auditive. La « ruée des hormones » l’atteint, comme elle atteint tout adolescent, et là s’éveille alors le désir d’ « être proche de quelqu’un »…tout aussitôt contrarié par son étrange façon d’être avec ses camarades, hélas inadaptée, marquée par le manque total de naturel. Comment séduire ? S’il est loin de connaître la réponse à cette question, il se la pose. Ses succès scolaires forment, avec son malaise social, un singulier contraste. Il est devenu un jeune homme lent, « emprunté et gêné en société ». Mais, comme il n’en a que trop conscience, et en souffre de manière de moins en moins supportable, de là viendra le salut. Cette prise de conscience a tout de même quelque chose de remarquable. C’est elle qui va l’amener à prendre sur lui-même, à faire de nouveaux efforts. Avec les années, il va apprendre à gérer tous ses handicaps et, parmi ceux-ci, particulièrement, sa phobie sociale. Doté, en définitive, d’une volonté et d’une force insoupçonnées, ce jeune homme décide, brusquement, de prendre le taureau par les cornes. Un voyage décisif, puis un séjour à l’étranger, voulus par lui, réussissent à changer sa vie. Et plus il fait face, plus, bien évidemment, sa confiance en soi s’en trouve accrue. Livré à lui-même, il fera tout pour se construire, en serrant les dents, à force de détermination, une vie proche de la normale. Il apprendra à modifier, par pure volonté, ce qui peut l’être, et à gérer ce qui est plus dur à vaincre avec intelligence. Certes, l’anxiété et l’émotivité restent présentes, en toile de fond. Mais il finit par rencontrer, tenez-vous bien : l’amour ! Quel chemin parcouru!

Son destin met aussi, par chance, sur son chemin le monde virtuel : « C’est quelque chose de rassurant pour les autistes de communiquer avec d’autres personnes par Internet » ; cela évacue l’effort d’avoir à « initier une conversation », à se préoccuper du moment le plus approprié pour sourire, de même que ça permet de zapper « les raffinements infinis du langage du corps ». C’est de l’information directe, à l’état brut, et ça libère. Malheureusement, comme Tammet nous le dit, « les recherches menées en 2001 par la National Authistic Society montrent que seulement 12% des personnes atteintes d’autisme de haut niveau ont un emploi à plein temps ». La réinsertion a ses limites ! Celles-ci, au reste, s’expliquent fort bien : « les entretiens de présélection requièrent des compétences de communication et d’interaction en société, qui sont justement ce que l’autisme altère ». Lors des mêmes entretiens, les employeurs potentiels posent des questions faisant « référence à des situations hypothétiques » « difficiles à s’imaginer » (pour un autiste).Il n’en reste pas moins, déplore Tammet, que les autistes, « fiables, honnêtes, très précis » et très « attentifs », « peuvent beaucoup apporter à une entreprise ». Loin de se décourager pourtant, une fois de plus, le jeune anglais fait face et, aiguillonné par son tempérament actif autant que par son intelligence ingénieuse, s’arrange pour créer un site éducatif de « cours en ligne pour les étudiants en langues », qui s’avèrera un éclatant succès et un facteur de renforcement de son autonomie. Nous y sommes : le garçon a réussi à renverser la situation ! De son originalité de fonctionnement, de sa différence, il est parvenu à faire un atout. Magnifique leçon de vie !

Tant au plan relationnel qu’au plan professionnel, il se taille une place dans le monde, en grande partie du fait de sa remarquable lucidité, mais aussi grâce à la présence – formatrice, transformatrice et sécurisante – de l’amour. Il donne alors pleinement libre cours à sa non moins extraordinaire boulimie d’acquisition de connaissances dans un domaine qui l’intéresse tout particulièrement : les langues. Fasciné – pour des raisons au départ « esthétiques » par ces dernières, il met à profit ses dons cognitifs majeurs (lesquels, répétons-le, semblent inversement proportionnels à ceux qu’il peut avoir aux plans socio-affectifs) tout autant que son « excellente mémoire visuelle » pour apprendre un tas de langages, l’un après l’autre, à une vitesse étourdissante. Sa méthode ? « Je préfère apprendre les mots à l’intérieur des phrases : cela m’aide à sentir comment la langue fonctionne ». « Apprendre des mots composés est une solution pour enrichir son vocabulaire et comprendre la grammaire d’une langue ». Evidemment, il a quelques soucis avec les « mots abstraits », mais ces points de faiblesse sont compensés par ses ressources propres, par l’originalité de sa pensée (« je me représente une paix fragile comme une colombe de verre »).Les expressions et « les mêmes mots » qui « peuvent renvoyer à deux choses totalement différentes » lui posent un délicat problème. Envers et contre tout, il persévère, et tire son épingle du jeu. Il s’accroche et, par ailleurs, tout se passe comme si, en matière cognitive, chaque handicap, chaque manque se voyait compensé, corrigé par un don que sa conscience aiguë des problèmes aiguillonne et renforce, de façon à équilibrer les choses.

L’un des chapitres sans conteste les plus intéressants de cet ouvrage est celui qui fait entrer en scène le Professeur Vilayanur Ramachandran. Cette sommité (presque mythique désormais) de la neurologie mondiale s’intéresse au cas de Tammet et l’invite là où il officie, à San Diego (Californie), afin de pouvoir l’étudier et faire, de la sorte, progresser la science du cerveau.

Tammet nous en apprend beaucoup sur les connaissances et, surtout, les préoccupations de Ramachandran. Depuis plus d’une décennie, ce dernier se passionne pour le phénomène de la synesthésie. Tammet développe : « Il pense qu’il y a un lien entre les bases neurologiques de la synesthésie et la créativité linguistique des poètes et des écrivains. [Il] remarque en particulier la facilité qu’ont les écrivains à penser en utilisant des métaphores ». Les métaphores seraient par conséquent de nature synesthésique.

Plus intéressant encore : « Certains savants pensent que les concepts élaborés (dont les nombres et le langage) sont ancrés dans certaines régions spécifiques du cerveau et que la synesthésie peut procéder d’une mise en relation trop fréquente de ces régions. De tels « montages croisés » peuvent aboutir à la synesthésie en tant que tendance à associer des idées apparemment sans rapport » (« comme les couleurs et les mots ou les correspondances[…] entre formes et nombres »). «  William Shakespeare, par exemple, avait fréquemment recours aux métaphores, dont beaucoup étaient synesthésiques et mettaient en jeu des correspondances »(ex : dans Hamlet, « le froid est aigre »). « Mais il n’y a pas que les créateurs qui établissent ce genre de lien. Tout le monde le fait, nous utilisons tous la synesthésie à des degrés divers.[…]le linguiste George Lakoff et le philosophe Mark Johnson soutiennent que les métaphores ne sont pas des constructions arbitraires mais suivent des modèles particuliers – qui en retour structurent la pensée ». »[Ils] suggèrent que beaucoup de ces modèles viennent de notre expérience matérielle quotidienne. Par exemple, le lien entre ce qui est « triste » (sad) et ce qui est « bas » (down) peut être mis en rapport avec l’attitude d’une personne triste. De la même manière, le lien entre le « plus » (more) et le « haut » (up) vient du fait qu’ajouter un objet, ou une substance, dans un récipient ou sur une pile, élève son niveau . D’autres linguistes ont noté que certaines des caractéristiques structurelles des mots, qui ne sont associées à aucune fonction, comme des groupes de phonèmes, ont un effet notable sur le lecteur/locuteur ». « L’idée que certains sons correspondent à certaines réalités remonte aux anciens Grecs. Les onomatopées illustrent parfaitement ce principe : ce sont des mots qui reproduisent le son qu’ils décrivent : fizz, whack, bang, etc.. Dans une série de tests menés dans les années 1950, des chercheurs inventèrent des mots selon des principes synesthésiques. Certains étaient sensés évoquer des choses agréables, d’autres, non. On demanda à des volontaires de leur faire correspondre un mot anglais. Le taux de correspondance fut tel qu’il ne pouvait seulement être attribué à la chance. Dans les années 1920, une expérience a tenté d’établir le lien entre des modèles visuels et la structure phonétique des mots, ce qui revient à démontrer l’existence d’une forme de synesthésie latente da la langue, chez tout le monde. Le chercheur Wolfgang Köhler, un psychologue américano-allemand, utilisa deux formes visuelles arbitraires, l’une ronde et lisse et l’autre anguleuse et aiguë. Pour chacune d’entre elles, il proposa deux noms : takete et maluma. On demanda à plusieurs personnes laquelle était TAKETE, laquelle était MALUMA. La très grande majorité baptisa la forme arrondie MALUMA et l’anguleuse TAKETE. Plus récemment, l’équipe du Pr Ramachandran a reconduit cette expérience en proposant les mots BOUBA et KIKI. 95% des personnes interrogées baptisèrent la forme arrondie BOUBA et l’anguleuse KIKI. Ramachandran suggère que les changements brusques de direction visuelle des lignes du KIKI rappellent et imitent les inflexions phonétiques brusques du mot, tout comme l’inflexion brusque de la langue sur le palais. Le Pr Ramachandran pense que ces connexions synesthésiques entre la vue et l’ouïe ont été une étape importante dans l’histoire de la création des premiers mots par les hommes.[…]nos ancêtres ont dû commencer à parler en utilisant des sons qui évoquaient l’objet qu’ils voulaient décrire. Il note également que les mouvements des lèvres et de la langue peuvent être synesthésiquement liés à des objets ou des évènements auxquels ils se réfèrent. Par exemple, les mots qui font référence à quelque chose de petit impliquent souvent la formation d’un son i, c'est-à-dire le resserrement des lèvres et de l’ensemble de l’appareil vocal : little, teeny, petit(e). Tandis que pour les mots qui désignent quelque chose de grand et d’énorme, c’est exactement le contraire. Si la théorie est vraie, alors le langage est né d’un vaste ensemble de connexions synesthésiques dans le cerveau humain. Voilà qui est vraiment captivant !

Mais il y a plus, cette fois concernant, plus spécifiquement, le syndrome dont Tamet est atteint : « Tony Atwood, le psychologue clinicien auteur du « Syndrome d’Asperger », a noté que certaines personnes [qui en sont]atteintes avaient la capacité d’inventer des combinaisons linguistiques originales (les néologismes). Il cite le cas d’une petite fille qui décrit[…]les glaçons comme « les os de l’eau ».La poésie aurait-elle, décidément, un certain lien avec l’autisme ? Et Tammet de développer : « Enfant, j’ai bricolé pendant plusieurs années ma propre langue, c’était comme une façon de remédier à la solitude que je ressentais souvent et de trouver des mots pour exprimer mes expériences particulières. Parfois, quand je ressentais une émotion particulièrement forte ou que je faisais l’expérience de quelque chose d’extrêmement beau, un nouveau mot se formait spontanément dans mon esprit pour l’exprimer, et je ne savais pas d’où il pouvait bien venir.[…]Mes parents me dissuadèrent de « parler de drôle de manière ». J’ai continué de rêver au jour où je parlerai une langue bien à moi ». Et ce jour vint, car Daniel avait de la suite dans les idées : « J’ai nommé ma langue le Mänti ». Comptant « plus de 1000 mots » et équipée d’une grammaire en bonne et due forme, cette langue a suscité l’intérêt de « plusieurs linguistes » qui cherchaient à comprendre le « talent pour les langues » du jeune autiste, pour qui « Le Mänti existe telle une expression tangible et communicable » de son « intimité », « Chaque mot resplendissant dans sa couleur et sa texture » étant à ses yeux « comme une œuvre d’art ». Le Mänti, c’est « peindre avec des mots ». Je trouve cela magnifique !

Après les langues, place au calcul ! Tammet va avoir l’occasion de démontrer ses dons de calculateur prodige en relevant le défi de calculer le plus grand nombre possible de décimales de Pi au Musée des Sciences de Londres et au profit financier d’une association de lutte contre l’épilepsie. C’est, pour lui, l’occasion de lever le voile sur ses façons, tout à fait particulières, de manier les nombres dans des opérations de calcul mental : tout d’abord, dès qu’il apprend « l’existence du nombre » il est « immédiatement fasciné » par ce dernier, c’est, en somme, le coup de foudre. Il nous en livre la raison : « Pi est un nombre irrationnel[…]il ne peut pas s’écrire sous la forme d’une simple fraction de deux nombres entiers. Il est également infini : les décimales continuent sans fin, dans un mouvement numérique perpétuel, de telle sorte que même si l’on avait une feuille de papier de la taille de l’Univers, il serait impossible d’écrire le nombre Pi exact[…]le nombre Pi apparaît dans toutes sortes de situations inattendues des mathématiques, caché derrière les cercles et les sphères ». par la suite, Tammet s’étend sur ses façons de procéder au calcul : « Quand je regarde une suite de nombres, ma tête se remplit de couleurs, de formes et de textures qui s’accordent spontanément entre elles pour former des paysages[…]toujours très beaux pour moi. Enfant, je passais souvent des heures à explorer les paysages numériques de mon esprit. Pour me souvenir des décimales, je devais simplement dessiner les formes et les textures dans mon esprit pour pouvoir les lire par la suite ». ça semble proprement fabuleux, non ? Il est vrai, disons-le une fois de plus, que nous avons beaucoup de mal à nous représenter ces processus. Par contre, pour Tammet, ça va de soi, ça semble d’une évidence, d’une facilité confondantes : « je divise les décimales en plus petites sections. La taille des segments varie, selon les décimales. Par exemple, si un nombre brille beaucoup dans ma tête et que le suivant est très sombre (sic), je vais les visualiser séparément, alors qu’un nombre lisse suivi par un autre nombre lisse sera en continuité avec lui. A mesure que la suite décimale grandit, mon paysage numérique devient plus complexe et plus riche jusqu’à ce que – comme dans le cas de Pi – il devienne un pays entier dans mon esprit[…]. La plus fameuse suite numérique de Pi est appelée le point de Feynman , entre les 762e et 767e décimales :…999999…[…]Le point de Feynman est visuellement très beau pour moi. Je le vois comme une bande épaisse et profonde de lumière bleu sombre ». Tout simplement stupéfiant !

Ce challenge va aussi amener le jeune autiste à lutter à nouveau contre sa phobie sociale, et l’immense anxiété que celle-ci génère : « Dire les nombres à haute voix » face à un public, cela n’allait sûrement pas de soi pour quelqu’un comme lui. Mais, on ne le répètera jamais assez : Tammet est bien entouré, et bien épaulé ; homosexuel, il vit avec un compagnon « patient et rassurant » qui respecte son besoin aigu de stabilité et de logique, et qui sait parfaitement prendre en compte ses particularités handicapantes.

L’épreuve de calcul a enfin lieu, et il réussit fort bien à tenir la distance : « pendant que j’énumérais les décimales, j’avais la sensation de m’enfoncer dans le flot visuel des couleurs et des formes, des textures et du mouvement[…].[C’était] comme si toutes mes pensées étaient absorbées dans le flot rythmique et continu des nombres ». »En 5 heures et neuf minutes », le jeune anglais récite – ce qui est fort éprouvant – « 22514 » décimales de Pi sans faire d’erreur » !Désormais « célèbre », il se voit, quelques temps après, sollicité pour la participation à un documentaire sur sa propre histoire. La perspective – liée à cette entreprise – de « discuter avec les experts et les chercheurs les plus performants sur le syndrome savant aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne » l’enthousiasme. Il veut continuer à tout prix d’informer les gens sur son cas et de « mettre[sa]propre expérience du syndrome savant en perspective ». Il accepte, sans perdre de vue que, là encore, ce ne sera pas facile, en raison de sa phobie de l’intrusion et de l’inattendu ; ses tendances conservatrices et obsessionnellement rigides s’exaspèrent, de même que sa tendance à l’effarouchement. Le voyage en avion le rend très nerveux, cependant, il s’y adapte en mobilisant ses ressources. Par exemple, quand le pilote lui annonce que son vol à destination de Los Angeles va durer 11 heures, il convoque immédiatement son étrange faculté à transformer l’abstraction en concrétude : « Quand on me donne une estimation de temps, je la visualise en moi à l’aune d’un morceau de pâte sur une table que je considère comme une heure. Par exemple, je comprends combien de temps dure une promenade d’une demi-heure en imaginant qu’on roule le morceau de pâte jusqu’à la moitié ». Une fois en Californie, il rencontre le Pr Ramachandran et son équipe : étonnement général ! « J’expliquai la manière dont les nombres étaient pour moi des couleurs, des formes et des textures. Le Professeur paraissait à la fois intrigué et impressionné ». Quant à son assistant, il  voulait en savoir plus sur ses « expériences visuelles des nombres ». En fait, explique Tammet, « les scientifiques étaient abasourdis. Ils n’avaient pas prévu que mes perceptions seraient aussi complexes[…]ni que je serai capable de les leur communiquer aussi précisément ». Daniel Tammet se prête de bon cœur à toutes les expériences. Comme les scientifiques se montrent « fascinés » (et, franchement, on les comprend), il en retire un sentiment d’utilité qui le remplit de satisfaction (« je contribue à une meilleure connaissance du cerveau humain ») : un autisme capable d’altruisme, ce qui veut dire d’empathie , qui aurait pu l’imaginer ? Et pourtant…

Mais l’exaltation du jeune « cobaye » ne se limite pas à ça : « C’est aussi gratifiant pour moi d’en apprendre plus sur moi-même ». Daniel satisfait de la sorte sa curiosité scientifique, qui est profonde. Il sait à présent qu’il n’est plus seulement une sorte de « phénomène »…non, désormais, ça va plus loin, beaucoup plus loin, puisqu’un des chercheurs américains va jusqu’à lui dire : « Savez-vous que vous êtes un cas unique pour les scientifiques ? ».

Par la suite, Daniel Tammet devint le sujet d’un film documentaire, intitulé BRAINMAN et « diffusé pour la première fois en mai 2005 en Grande-Bretagne ». Quel itinéraire , depuis le drôle de garçon qui fuyait maladivement les autres !

Avec le temps – et la détermination farouche à forcer sa nature, qui ne fléchit pas (le fighting spirit britannique ?), le jeune anglais devient de plus en plus autonome, de plus en plus proche de ce que nous entendons par « normalité ». La multiplication des contacts humains positifs et la reconnaissance dont il est devenu l’objet fortifient sa confiance en lui, renforcent son estime de lui-même. Lui, qui aurait pu vivre une vie d’échecs et de repli stérile, s’ouvre émotionnellement, un peu comme s’ouvrirait une corolle. Tout cela, il le doit (nous l’avons vu) à sa relation très positive, très constructive avec sa famille. Daniel s’est senti ACCEPTE, propulsé vers l’autonomie. L’encouragement de son entourage (tant familial qu’amoureux) a fait de lui l’homme qu’il est devenu, l’a poussé en avant ; une très belle réussite !

« Leur soutien a été l’une des raisons principales de mon succès dans la vie ».

Pour conclure, je dirai que Daniel Tammet m’a profondément touchée. C’est un poète, un « pur » qui, dans ce livre, nous fait l’inestimable don de toute la sincérité, de toute l’authenticité, de tout l’enthousiasme dénué d’arrière-pensée d’un être inclassable, authentiquement « unique au monde », d’une sorte de « mutant » qui jamais, j’en suis convaincue, ne sera pollué par la « comédie sociale » retorse et par son cortège d’hypocrisies.

Par ailleurs, un « phénomène » tel que Daniel Tammet nous pousse à réfléchir : on a, en effet, l’impression que tout ce qui lui manque (les aptitudes sociales, les aptitudes à l’abstraction, la souplesse mentale, le sens de la synthèse) a été « compensé » par un hyper-développement de certains dons (synesthésiques, linguistiques, mathématiques). Cela fait irrésistiblement penser à certains cas de gens ayant subi des lésions cérébrales qui, invalidant certaines régions de leur cerveau (et anesthésiant donc certaines capacités) en ont, par réaction, poussé d’autres à s’activer de manière pléthorique et, ce faisant, ont fait jaillir chez les malades des aptitudes totalement nouvelles, comme surgies brusquement de nulle part. Voilà qui nous ramène à la notion de « neuroplasticité » (déjà évoquée dans un autre article de ce blog, où l’on parle également du Pr Ramachandran) et qui explique, précisément, pourquoi Daniel suscita un tel intérêt chez des scientifiques de cette envergure.

P.Laranco.