La voie du sans-soucis

Publié le 29 juin 2010 par Anargala
Lac Khwösgöl (non, ce n'est pas une blague...), Mongolie, photo de l'auteur (comme la quasi-totalité des photos de ce blogue)

Une Formule magique à ne pas oublier : Entrer dans l'absence de fabrication mentale

Le Bienheureux (Bouddha) dit aux (bodhisattvas) :

"Le Fils de famille, le bodhisattva magnanime doit entendre l'enseignement qui s'appuie sur l'absence de construction mentale[1]. Puis il doit s'absorber en cette absence et délaisser entièrement tout ce qui suscite des fabrications mentales.

Tout d'abord, il abandonne entièrement tout ce qui suscite ces fabrications qui sont le lot (de l'esprit ordinaire), tout ce qui concerne le sujet ou bien l'objet. Ce qui suscite les fabrications mentales ordinaires est (aussi) la cause de la réalité conditionnée par le karman et créatrice de karman[2]. Et cette réalité conditionnée, c'est l'agrégat fait de cinq matériaux, c'est-à-dire l'agrégat constitué du matériau des formes, l'agrégat des perceptions, l'agrégat des idées, l'agrégat des tendances inconscientes et l'agrégat des consciences.

Et comment délaisse-t-il entièrement tout ce qui suscite ces fabrications mentales ?

En ne prêtant aucune attention[3] aux choses qui se présentent à l'occasion du va-et-vient des apparences.

(...)

A quoi ressemble cette absence de constructions mentales ? Elle est sans forme, sans exemples, sans point d'appui, sans apparence, sans conscience, sans demeure. Car le bodhisattva magnanime installé dans l'essence[4] - l'absence de constructions mentales -, voit tous les phénomènes et les êtres comme la surface égale d'un miroir[5], grâce à la connaissance sans constructions mentales qui n'est pas différenciée par les objets (sur lesquels elle porte)[6]. Grâce à la connaissance obtenue par cette posture, il voit tous les phénomènes et les êtres comme un tour de magie, comme un mirage, comme un rêve, comme une illusion, comme un écho,comme le reflet de la lune dans l'eau.

Alors il obtient pour lui-même la plénitude de la gloire : se délecter dans le parfait bien-être.

(...)

(extraits traduits du sanskrit, l'Avikalpapraveśadhāraṇī)

Sur la mahâmudrâ et son histoire, voir le blogue très intéressant de Joy Vriens.


[1] a-vikalpa. Désigne l'absence de pensée, et plus généralement l'absence d'activité mentale qui construit des objets en niant le reste. C'est la célèbre (mais mal connue, car difficile à comprendre) théorie de l'exclusion sémantique, ou apoha. Elle sert à expliquer comment le langage (c'est-à-dire l'esprit comme activité de fabrication mentale) peut construire un monde relativement cohérent, sans pourtant jamais entrer en contact avec la réalité, laquelle reste au-delà des mots. On peut rapprocher - pour mieux l'apprécier - cette théorie de celles du linguiste Ferdinand de Saussure et de Roland Barthes. Enfin, cette théorie a été reprise par les philosophes śivaïtes de la Reconnaissance (pratyabhijñā), pour montrer comment l'Être fait apparaître les choses en se niant lui-même, à la manière dont un bloc de pierre est évidé pour laisser apparaître la forme voulue par le sculpteur.

[2] Je glose ainsi sāsrava "ce qui a des écoulements", c'est-à-dire l'existence mondaine. Les métaphores liquides du karman (āsrava, kleśa, etc.) sont antérieures au bouddhisme, et ont sans doute leur source dans le jainisme.

[3] a-manasī-kara. Cette expression est le cœur de cet enseignement du Bouddha. Elle signifie, littéralement, "ne pas mentaliser", laisser la conscience mentale au repos. Simultanément, les cinq consciences sensorielles sont actives. Il y a des formes, des sons, des odeurs, des saveurs et des sensations, mais aucun jugement. Cette posture de silence intérieur - mais sans introversion - est le principe de la mahāmudrā qui fut développée par Advayavajra, puis diffusée au Tibet par Gampopa. Elle se rapproche de la "posture de Śiva" dont parlent les śivaïtes, attitude dans laquelle le corps est laissé au repos, les yeux grands ouverts, la bouche entr'ouverte, sans aucune pensée délibérée. Les cinq sens sont pleinement actifs, sans intervention mentale. Au Tibet, cette pratique fut combattue, mais connu néanmoins une fortune immense, notamment sous la forme que lui a donné la tradition de la Grande Perfection (rdzogchen).

[4] Je traduis ainsi dhātu, habituellement rendu par "élément". D'après le Ratnagotravibhāga, traité important sur la "nature de Bouddha", ce terme est synonyme de Bouddha, justement, et de réalité.

[5] Si je lis ādarśa à la place d'ākāśa.

[6] Autrement dit, on voit les choses, mais sans les juger, un peu comme un miroir bien lisse qui reflète sans déformer.