Affaire Adelswärd-Fersen, 7e partie.

Par Bruno Leclercq


Quand l'affaire Adelsward devient politique

En une de l'Aurore, le titre de l'article de J. Philip, s'affiche, provocant, « Pourriture ». L'article de tête (aujourd'hui nous dirions « l'éditorial »), du journal républicain, se veut une analyse de l'affaire de mœurs qui depuis quelques jours défraie la chronique. Cette analyse sera politique. Se voulant équitable Philip, revient sur le « dégoût » de « certains confrères », s'il les comprend, il se garde de conclure de cette affaire « que toute la noblesse française est gangrenée jusqu'à la moelle ». Pourtant c'est bien un jugement de classe qu'il soutient. Si Adelsward est un « névrosé », un « garçon au cerveau faible », un « décadent au petit pied », il est surtout « un petit monsieur qui a été trop noble, trop riche et trop paresseux », incapable de « rattacher seul ses culottes ». La tête du « moutard » fut tournée par l'argent, par son éducation, vivant à l 'écart de la foule, il fut jeté « comme une ordure, au fumier du marquis de Sade, parmi les plus inconcevables débauches. ». Le travail, la fraternité avec la foule, comme un « grand bain d'eau courante, l'eût purifié », il est le rejeton de cette « aristocratie de nom » qui « se gangrène, et montre au public, indifférent d'ailleurs, comment une race se suicide et s'en va ! ». Jacques d'Adelsward n'est pas représentatif du pays, mais de sa caste « Il y a une pourriture, elle est là, dans cette minuscule France pseudo-féodale, qui prétend être d'un sang supérieur. Mais elle n'est que là ; le reste du pays n'est pas atteint. »
Si les ouvriers et les paysans, peuvent être « immoraux, ils restent normaux. », et cela grâce au travail, les bienfaisants devoirs qui ne laissent pas « à la pensée le loisir de vagabonder » ! En un mot Philipp préfère l'ouvrier « poivrot » au baron et le paysans qui ignore les messes noires à l'invocateur de Notre-Dame-des-Mers-Mortes.

Plus loin, mais toujours en une, l'Aurore reprend les informations déjà fournies par ses confrères, sur les incompréhensions de la baronne d'Adelsward, et reproduit une partie du Testament de Jacques, en le complétant comme ceci : « Le cimetière et le bon curé ! Le presbytère et le bon dieu ! Les deux dates et la paille odorante de la meule voisine... Le poète a oublié la paille humide des cachots et la date de la cour d'assises. Ce sera pour la seconde édition. » On le voit la république anticléricale n'est pas tendre pour les fils de famille. Sous le titre de Grave affaire de mœurs, en page deux, L'Aurore poursuit son « enquête » et se répète, revenant sur l'étonnement de Madame d 'Adelsward de ne pouvoir « faire taire ce qu'on veut » sur des « frasques un peu laides ». Des renseignements nouveaux sur les personnes fréquentant la garçonnière de Hamelin de Warren, pourtant figurent dans cet article. « Il y venait aussi des « petites femmes ». Deux jeunes sœurs, en particulier, bien connues au Moulin de la Galette et à tous les moulins par-dessus lesquels on jette des bonnets, fréquentèrent la garçonnière d'Albert-Hamelin». On y apprend que les deux sœurs « assistèrent à des spectacles tout à fait curieux : de Warren avait fabriqué de ses propres mains une tente qui abritait ses ébats et ceux de son jeune frère Bruno et d'un jeune éphèbe du nom de Raoul. C'est ce même Raoul qui partait parfois de très bonne heure à cheval avec son ami.
Quand elles ne faisaient pas simplement acte de présence, ces demoiselles étaient priées de se livrer à des... massages, ou de se prêter à des baignades mixtes, à attitudes compliquées. »
On apprend encore dans le même article que, Me Martini, se contentant de rôle de conseil, c'est Me Demange qui a été désigné comme avocat de Jacques d'Adelsward.


Le Matin, du 15 juillet 1903, reproduit un portrait du baron d'Adelsward. Malgré les quelques jours de vacances pris par le juge d'instruction, pour Le Matin l'affaire continue et une nouvelle fois, c'est le témoignage d'un camarade du baron qui constitue le corps de l'article. On y apprend que « Lorsqu'il lui eut dédié son livre intitulé Notre-Dame des mers mortes, Mme Greffulhe (1) refusa, d'abord, de recevoir le volume. La couverture – représentant une femme nue masquée, naviguant dans une gondole traînée par un amour – lui avait paru d'un dessin trop léger. Elle s'en ouvrit, dans une lettre, à l'auteur du volume. A quelque temps de là, il lui renvoya le livre. Seulement, la couverture cette fois, était dissimulée sous une reliure en maroquin. L'envoi était accompagné de ces mots : ˝ Comme cela, madame, vous pourrez laisser traîner mon œuvre sur votre table.˝ »

Le 16 juillet 1903 le journaliste du Petit Parisien, revient sur la vie littéraire de Jacques d'Adelsward, citant comme ses collègues les vers A la Fiancée et le poème Oh morphine apaisante... il en conclut que Jacques d'Adelsward « n'est ni un déséquilibré ni un dément » mais « un égaré », « un baudelairien « à la pose », qui « s'il afficha certains vices ce fut beaucoup moins par corruption que par ostentation ».

Le 17 le même journal, donne le compte-rendu des dépositions des enfants chez le juge d'instruction de Valles. Une dizaine d'enfants sont venus « raconter ce que le jeune baron d'Adelsward avait exigé d'eux », mais celui-ci se défend :

« - Tu exagères, petit, a-t-il dit à plusieurs des jeunes témoins. Tes souvenirs ne t'ont-ils pas laissé que des impressions mauvaises ? Tu n'as pas su comprendre la beauté païenne telle que je l'avais vue en rêve et que je voulais reconstituer.

Dans cette phrase, apparaît sa défense. Il ne nie pas, ne se donne aucune peine pour cela.
Et comme le juge, un peu énervé, voulait lui faire dire ce qu'en définitive il faisait dans ces réunions du jeudi et du dimanche et en quoi consistait la cérémonie.

- Mais, je l'ai décrite dans mon dernier livre, mieux que je ne saurais le faire aujourd'hui. Lisez, à la fin, l'invocation à Eros.

Et les yeux mi clos, d'Adelsward se prit à déclamer une pièce de vers qui figure dans son dernier livre. »

Après les enfants se sont les amis « aux visages blêmes et aux yeux cerclés de bistre » du baron qui viennent témoigner, l'un d'eux, âgé de seize ans se souvient que le baron lui aurait dit : « - Vient... fuyons ensemble... Je te donnerai la moitié de ma fortune... je chargerai tes doigts de lourdes bagues... et nous irons mourir près de la lagune, à Venise... »

(1) Faut-il rappeler que la comtesse Henry Greffulhe, née Marie Anatole Louise Élisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, fut le principal modèle de la duchesse de Guermantes chez Marcel Proust.

A suivre...

Affaire Adelsward-Fersen (1e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (3e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (6e partie)