Fable du silence

Publié le 07 juillet 2010 par Philippe Thomas

Poésie du samedi 2 (nouvelle série)

Le silence se donnerait-il toujours de manière négative ?Comme un non-bruit ou un non-son ? Gageons cependant qu’il n’est certainement pas un non-sens… Simple intervalle entre deux manifestations positives, il permet à chacune d’exister distinctement, de manière séparée. Pour impalpable qu’elle puisse paraître, justement parce qu’elle est inaudible, cette respiration du bruyant flux événementiel est pourtant nécessaire. Tellement nécessaire que le désir se fait vite jour de faire durer ce silence comme on pousserait la note, et même plus longtemps encore…

Le silence se fait alors dilatation de lui-même, suspension du flux, moment d’évacuation des inutiles scories, nouvel espace disponible pour se saisir soi-même… Alors qu’il se joue dans la durée, on est souvent tenté de le spatialiser pour en marquer sans doute la grande intensité. On parle ainsi d’un « silence de cathédrale », ce qui évoque immédiatement un beau volume… et peut-être quelque salut !C’est que la fonction première du silence peut s’avérer salutaire, comme dans cette fable du poète hongrois Gyorgy Somlyo. Je fais suivresa Fable de la cathédrale fermée qui semble contredire l’image spontanée de la cathédrale comme espace d’un silence qui serait moment de l’ouvert ou d’une certaine disponibilité… C’est que le silence n’est pas seulement recueillement et disponibilité à soi-même ; il peut s’avèrer aussi fermeture à l’autre, non dit, non réponse, voire exclusion…

Fable du silence

Où l’on peut ne pas entendre

L’averse des bombes qu’absorbe

la touffeur tropicale

Le bruit désertique des pages

tournées dans des lits orphelins

Le tambour rituel des séismes

des inondations enfermées derrière

des portes capitonnées de distance

Des pincements magnétiques de guitare

essayant de nouvelles formations

pour les sociétés de limaille de fer

Les bruits tâtonnants

des couteaux cherchant entre les côtes

et des sexes se cherchant l’un l’autre

Tout l’orchestre monstre non-stop

du monde qui nous casse les oreilles

mais n’arrive pas à les atteindre

Où l’on peut entendre

L’existence qui à chaque instant

bat pour chacun soixante-quinze fois

dans la touffeur tropicale des circuits du sang

Gyorgy Somlyo, Contrefables, version française de Guillevic, Gallimard 1974.

Fable de la cathédrale fermée

Quand ils arrivèrent dans la ville, c’était le soir.

La cathédrale fermée était jeu dont on est exclu, cuisses fermée devant le désir, désir qui s’évanouit devant des genoux ouverts, oreille sourde, bouche muette, distance vaincue mais invincible, fruit qui ne peut être pelé, secret palpable, essai infructueux, entrée interdite aux étrangers, Jockey Club, les deux cents familles, hôtel de l’Arizona pour les noirs, maison étrangère, maladie au diagnostic impossible, intérieur de notre organisme, galaxie au-delà de la nôtre, elle était comme nous-mêmes aux yeux de nous-mêmes…

…nous-mêmes aux yeux de nous-mêmes, galaxie au-delà de la nôtre, intérieur de notre organisme, maladie au diagnostic impossible, maison étrangère, hôtel de l’Arizona pour les noirs, les deux cents familles, Jockey Club, entrée interdite aux étrangers, essai infructueux, secret palpable, fruit qui ne peut être pelé, distance vaincue mais invincible, bouche muette, oreille sourde, désir qui s’évanouit devant des genoux ouverts, cuisses fermée devant le désir, jeu dont on est exclu, cathédrale fermée

dans la ville où nous arrivons le soir.

Né le 28 novembre 1920 à Balatonboglar, Gyorgy Somlyo est le traducteur de Rimbaud en hongrois. Il est introduit en France notamment par Guillevic qui reconnaît pourtant ne pas parler un traitre mot de hongrois dans sa courte présentation des Contrefables ! En fait les deux poètes ont établi la version française à quatre mains. J’ai eu le bonheur de découvrir ce petit recueil en sortant du travail, en solde chez ma libraire préférée à La Rochelle. Tous les textes qui le composents’intitulent Fable de, du, des… alors que le titre est bien  Contrefables. En fait nombre de ces fables présentent la structure symétrique caractéristique des contrefables, comme celle de la cathédrale fermée.Et il semble y avoir une fable pour tout : fable des amants, du matin et du soir, du comment aimer, de je, de toi, de la nuit d’insomnie, du charme, du vent, du vingt-huitième jour, de l’ici et maintenant, de la relativité, etc…

Il y a même la Fable du poème  qui est très courte :

« Ecrire des poèmes, c’est bien, car on peut même y être bon, impunément.

On peut même s’y sentir saint, sans appeler la crucifixion. »