Le Clézio, Diego et Frida

Publié le 10 août 2010 par Argoul

Jean Marie Gustave s’intéresse au brut et au sauvage, à l’enraciné et à la vie qui force son chemin. Vivant au Mexique, dont les anciens peuples le fascinent, il ne pouvait que poser sa pierre sur l’art qui l’a tout juste précédé. Diego Rivera et Frida Kahlo sont deux peintres nés avec le siècle et morts avant que l’URSS ne décline. Le Clézio entreprend leur biographie à grands traits, de cette manière si personnelle qu’il a d’aller droit au but.

Publié à 53 ans, il crée son livre de l’andropause. Il se montre fasciné par la puissance d’ogre de Diego, cette grenouille sur pattes avide de femmes et d’œuvres héneaurmes, comme par la vitalité de Frida, handicapée par accident et incapable de donner la vie à un bébé. Certes, on peut trouver dans ce livre tout ce qui plaît tant aux bobos : la Révolutiônn et Trotsky, l’ascendance juive partagée, l’Hart et André Breton, l’Hamour et l’espagnolisme sud-américain macho  catholique, mâtiné d’indien, enfin le sentiment anti-yankee (p.31) qui est celui de l’auteur.

Mais Jean Marie Gustave est né sensible, nomade et libertaire. Adulte, il cherche auprès des anciens Mayas, au Mexique, cette part de rêve irréductible envers les mystères du monde. Il récuse la quête occidentale de se vouloir frénétiquement « maître et possesseur de la nature », hanté d’argent, perclus de convenances puritaines et avide de position sociale. Lui – contre son père qui était Anglais - choisit l’harmonie immémoriale et l’amour fou – du côté de sa mère Niçoise d’ascendance bretonne. Dans ‘L’inconnu sur la terre’, il disait déjà combien il était sensible aux regards bruts et directs, sans les afféteries mensongères de la civilisation ni les calculs du statut social.

Avant de devenir le peintre muraliste du nationalisme mexicain d’entre deux guerres, Diego est dépucelé à 9 ans. Quant à Frida, elle veut le posséder à 14 ans. C’est dire le pantagruélique appétit de vivre, de créer et de baiser qui saisit les deux artistes dans un tourbillon. C’est ce qui plaît à Jean-Marie Gustave Le Clézio, passé la cinquantaine. Le mariage de la colombe et de l’éléphant, comme on disait, a été passionné. Diego ne cessait d’aller décharger son énergie ailleurs mais toujours revenait. Frida ne cessait de tenter de donner naissance mais toujours échouait. De ces blessures sont nées quelques œuvres d’une grande puissance. Diego, « il lui faut cette identification joyeuse avec la femme, cette permanente proximité physique. La beauté du corps féminin, les beautés des modèles, est le symbole de la violence créatrice de la vie, de la réalité de la vie face à toutes les idées et impuissances de l’intellect » p.196. Frida oppose « la distance, la rêverie, le goût pour la solitude (…) son obsession de la souffrance. Sa peur de souffrir, qui veut dire aussi : peur de la jouissance » p.210.

Du brut mexicain qui exalte le peuple et l’ancestral, dans ce curieux mélange d’internationalisme révolutionnaire et de localisme indien qui fait la particularité sud-américaine. Contradiction en apparence : la révolution n’est pas celle de Marx ni de Lénine, mais la posture anti coloniale et anti yankee.  Une fois libéré des liens politiques, économiques et moraux, ce qui reste est la mexicanité, la force populaire venue des temps préhispaniques. Il y a donc plus de national dans ce socialisme que d’internationalisme.  Peut-être est-ce le côté terroir qui rejoint dans les années 1990 l’engouement bobo pour le patrimoine. Le Clézio a toujours surfé sur les modes profondes sans le vouloir vraiment, captant l’air du temps de ses antennes sensibles aux gens.

Tout en gardant sa hauteur de vue et sa liberté de ton. Frida Kahlo fait un séjour à Paris à l’invitation d’André Breton, communiste, et des surréalistes. Elle « déteste Paris et le milieu artiste, « este pinche Paris » - ce foutu Paris, écrit-elle à ses amis – et revient au Mexique convaincue de l’abîme qui la sépare de l’Europe et des conventionnels de la révolte intellectuelle » p.43. Elle traitera même les surréalistes, révolutionnaires en chambres, de « bande de fils de putes lunatiques » p.222. Les discutailleries sans fin dans les cafés à l’atmosphère enfumée, ce n’est pas la vie. C’est plutôt « pourquoi l’Europe est en train de pourrir » en 1939. Et c’est pourquoi aussi Le Clézio a tant préféré vivre ailleurs jusqu’à son âge mûr.

Le lecteur comprend mieux pourquoi l’écrivain a délaissé ses thèmes de prédilection pour se lancer dans une biographie. Au travers de ses personnages hauts en couleur et à convictions primaires, il parle de lui-même, de cette force qui le fait vivre. Son écriture s’en ressent, nerveuse, directe, enlevée. Le livre se lit très bien. Il en a été tiré un film mais qui se focalise plus sur les personnages que sur la façon dont Le Clézio les annexe à son univers. Les branchés préféreront évidemment le film – que tout le monde a vu – au livre. Ceux qui veulent comprendre un peu mieux les racines vitales de Jean Marie Gustave feront l’inverse.

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Diego et Frida, 1993, Folio 
Diego et Frida film de Julie Taymor, 2002

Toutes les autres chroniques des livres de Le Clézio sur Fugues sont en liens à la fin de la note « Hommage à Jean Marie Gustave »