Le cocido du pèlerin

Publié le 17 août 2010 par Jlhuss

Les recettes de l’oncle Chambolle n°9

Pour la centième fois peut-être depuis son départ, Alphonse  Lemonot se demanda quelle mouche diabolique l’avait piqué le jour où il avait décidé de quitter, la Bresse, Louhans et les bords de la Seille pour s’en aller en Galice prier Saint Jacques. Voilà où conduisaient l’orgueil et l’envie. Il avait voulu faire mieux et plus que son voisin. Le Stéphène Delarche, avait fait le voyage du Mont Saint Michel et depuis, il ne se passait pas une veillée sans qu’il se mette à rabâcher sur de l’archange, son église et les dangers courus pour l’atteindre.. Pour rabattre le caquet de ce vantard, Alphonse avait donc décidé d’entreprendre le long et dangereux pèlerinage de Santiago.
Il y avait aussi une autre raison. Lui et Suzanne, sa femme, attendaient en vain depuis leurs noces, célébrées cinq ans auparavant la venue d’un héritier. Or, peu après le retour de son homme, Lucie Delarche s’était trouvée grosse et, neuf mois plus tard, elle avait donné naissance à un gros garçon qu’ils avaient baptisé Michel car ils prétendaient que c’était grâce à l’intercession de l’archange que leur union avait, enfin, cessé d’être stérile.
« Auraient-mieux fait de l’appeler Gaston » maugréa Alphonse, ce qui était à la fois une calomnie et un blasphème. Gaston Manillier, curé de la paroisse, menait, depuis toujours, une vie d’une pureté évangélique et il avait dépassé l’âge vénérable de septante ans. Rien ne permettait donc de lui attribuer la paternité du jeune Delarche. Mais la faim, la soif et la fatigue sont de pernicieux conseillers et non seulement, Alphonse était épuisé, mais il avait aussi le gosier sec et l’estomac vide  perdu qu’il était dans le páramo cette version castillane du désert. Voilà pourquoi, oubliant qu’un bon pèlerin doit bénir le ciel lorsqu’il lui plaît de le soumettre à une épreuve, le Bressan se laissait aller à médire d’un membre du clergé ce qui n’est certes pas la meilleure façon d’obtenir d’un saint apôtre qu’il vous fasse cadeau d’un petit Lemonot.

Pendant qu’Alphonse maugréait, la nuit était tombée. La troisième depuis qu’il  avait laissé derrière lui León, où les frères de l’hôpital San Marcos lui avaient donné la passée. Trois jours, donc, qu’il errait dans cette immensité vide. Le gros pain de deux livres, la tranche de lard et la pinte de vin noir que le moine portier lui avaient donnés au moment de son départ n’étaient plus qu’un souvenir comme, d’ailleurs, les conseils qui les accompagnaient et que, pressé de partir, il n’avait écouté que d’une oreille distraite. Comme il s’en voulait à présent. Bien la peine d’avoir échappé aux loups de l’Aubrac, aux bandits de la Margeride et aux passeurs Basques pour venir mourir de faim au milieu de nulle part. Il regarda autour de lui. Pas la moindre lumière. Une dizaine d’arbres malingres poussaient au bord du semblant de piste qu’il suivait dans l’espoir de plus en plus mince qu’elle le conduirait à un village. Il s’étendit à leurs pieds et, se roulant dans sa grande pèlerine, il ferma les yeux dans l’espoir que le sommeil lui ferait oublier la faim. Il mit du temps à trouver le sommeil, pourtant, la fatigue aidant, il finit par s’endormir et, s’endormant, il rêva. Il se voyait à table, chez son parrain, le Maurice Lahaye pour la fête de la Mi-s’ptembre. Comme de juste, le parrain avait fait les choses grandement. Sur la nappe trônaient, un jambon, un pâté de gibier et une pyramide d’écrevisses. A portée de main, des bouteilles de vin de l’Etoile rafraîchissaient dans un baquet d’eau glacée. Pour commencer, le parrain attaqua le jambon. Il en taillait de larges tranches qu’il déposait dans les assiettes des convives. Alphonse tendit la sienne, mais, au même instant, dans un bruit de tonnerre, un être terrifiant fit son apparition. Alphonse le reconnut instantanément. Tenant d’une main une épée flamboyante et de l’autre une balance, Saint Michel le foudroyait du regard. En même temps le jambon, le pâté et les écrevisses disparurent remplacés par des reptiles hideux au milieu desquels ricanait un démon qui ressemblait vaguement à Eugène Vignolot le forgeron de Frangy. En écrasant au passage quelques unes de ces créatures infernales, l’archange s’avança vers Alphonse qui était tombé à genoux « Qu’t’es d’peute façon pou un pèlerin ! » (1) Sans doute pour mieux se faire comprendre, il  s’exprimait en Bressan, roulant les r aussi bien qu’un né natif du canton de saint Germain du Bois. « Cré tu que l’Bon dieu y va t’bailli le ch’tiot qu’te vas quéri, si tu parles comme ça d’ses serviteurs ? » (1)  Sous les pas du général en chef des armées célestes, la pièce s’était mis à trembler d’horrible façon et Alphonse, sentant le sol se dérober sous lui, poussa un hurlement de terreur
« Ola ! Hombre. Que pasa ? » (2) Penché au dessus du pèlerin, un homme le regardait avec inquiétude. Il portait le curieux costume bariolé qu’Alphonse avait déjà vu à des muletiers qu’il avait croisés sur le chemin et dont on lui avait dit qu’ils s’appelaient des Maragates. « Como estas ? » L’homme insistait. Le Bressan eut recours aux quelques mots qu’il avait réussi à apprendre depuis qu’il avait passé les Pyrénées « Yo no hablar español, yo Frances ! » L’autre se mit à rire « Frances ! perdou ? » Alphonse  hocha la tête en signe d’acquiescement. Le muletier lui tendit la main pour l’aider à se relever. Alphonse la saisit et se mit debout. L’autre eut encore un petit rire, puis il se lança dans une explication volubile d’où il ressortait qu’il s’appelait Isidoro, qu’il parlait Français son commerce le conduisant régulièrement de l’autre côté des monts et que, lui aussi, il s’était égaré, ayant été trompé par des traces qu’il avait pris pour celles d’une caravane et qui n’étaient que celles des bergers en route pour s’en aller chercher un troupeau de moutons du côté de Santa Maria del Páramo. Dieu merci, il les avait rattrapés assez vite. Ils l’avaient remis sur le bon chemin et maintenant il s’en allait à Astorga où il comptait arriver le lendemain et où il se remettrait de ses émotions en allant manger chez la Celestina, une femme de bien ! Elle tenait la meilleure auberge d’Astorga et elle faisait  un cocido !!! un cocido qui n’avait pas son pareil au monde.
Alphonse avait écouté ce déluge de parole sans l’interrompre. Il profita du silence qui suivit pour demander à Isidoro, si, per favor, il n’aurait pas eu un morceau de pain à lui donner. L’Espagnol écarta les mains en signe d’impuissance. Ses dernières provisions avaient disparu au cours du repas qu’il avait partagé avec les bergers, mais tout cela n’avait guère d’importance car demain, chez la Celestina il y aurait un cocido !!! et il fit le geste universel qui consiste à approcher ses doigts joints de sa bouche puis à les ouvrir en écartant le bras. Alphonse gémit que demain était bien loin et qu’il avait le ventre bien vide. Isidoro compatit, mais il n’y pouvait rien.  Le mieux qu’ils avaient à faire, ajouta-t-il, c’était de se remettre en route. S’il se sentait trop faible, Alphonse, il l’appelait Alfonso, pourrait s’appuyer à une de ses bêtes. Cierto, elles étaient déjà bien chargées, mais elles étaient solides. Le pèlerin accepta. Avec l’aide d’Isidoro, il ajouta à la charge d’un des mulets son bourdon et sa besace. Le muletier lui montra comment il pouvait, en passant son bras dans une sangle prévue à cet effet, faire porter une partie de son poids à l’animal et ils se mirent en route.
Une pleine lune d’été éclairait la piste qui s’était rapidement élargie Les deux hommes avançaient de front. Cramponné à la sangle de son mulet, le Français marchait en silence. Transi de fatigue, il écoutait Isidoro que les tiraillements de son estomac avait ramené au cocido de Celestina. Un cocido, compañero que tu n’en mangeras jamais le pareil. Mejor que tout ce que tu as goûté. Exquisito… » et il poursuivait, vantant l’assortiment des viandes, jamais moins de trois et surtout ne pas oublier le porc, on était vieux chrétiens en Astorga et on tenait à ce que ça se sache. Pas n’importe quel cochon surtout ! Foin de ces bêtes flasques nourries d’eaux grasses, tout juste bonnes pour les gavaches. La Celestina, envoyait prendre les siens du côté de Rabanal et de Foncebadón où ils s’élevaient en liberté dans les forêts de la montagne ce qui leur donnait un goût, mais un goût !…  Et il n’y avait pas que le porc. Le mouton, ou plutôt l’agneau. Sans reproche l’agneau ! Une perfection !!  Ni trop jeune, ni trop vieux ! juste à point ! délicat et en même temps ferme sous la dent ! Sans parler du bœuf ! mon ami, un bœuf comme ça tu n’en trouves pas tous les jours!
Ce discours avait sur Alphonse un effet désastreux. Le malheureux voyait presque ces viandes fumer devant lui. Ah, planter son couteau dans une grasse tranche de jambon appuyée mollement sur deux beaux morceaux de gigot et de gîte délicieusement friables et goûteux ! Sans oublier la poule, puisque poule il y avait, Isidoro venait d’en parler. Donc,  porc, volaille, mouton,  bœuf et puis quoi encore ? du chorizo bien sur et, pourquoi pas de la saucisse ! Une saucisse le Bressan en sentait l’odeur. Et le muletier continuait. Il en était aux légumes maintenant. Pour le bouillon une carotte, un gros oignon, un navet et du céleri. A ne jamais oublier le céleri, c’est ça qui vous ravigotait un homme et pour le plat, un gros chou vert, bien dru, bien pommé avec une palanquée de pois chiches, pour se dégraisser les dents. C’était ça le cocido de la Celestina : un chef-d’oeuvre ! On l’arrosait avec un vin qu’elle faisait venir du Bierzo voisin et dont le Français lui dirait des nouvelles. Car c’était convenu. En arrivant à Astorga : droit à l’auberge, les pieds sous la table et en avant la musique. Alphonse, n’y tenant plus, fit entendre une espèce de borborygme que l’autre interpréta comme l’objection d’un pauvre hère auquel sa bourse ne permettait pas d’accéder aux délices qu’il venait de décrire.  Il voulut aussitôt le tranquilliser Que le pèrégrino se rassure, Isidore paierait tout, et de bon cœur encore. Les affaires avaient été bonnes et, comme il l’avait déjà dit, il était vieux chrétien et il respectait les usages. Quand on rencontrait un pauvre de Dieu, il fallait le traiter comme le Seigneur lui-même et, foi de muletier Maragate, si, Jésus lui faisait un jour l’honneur de sa compagnie, c’est chez la Celestina qu’il le conduirait. Sur et certain, le fils de Marie n’aurait pas besoin de multiplier les pains. Il y aurait de quoi le nourrir lui, les apôtres et les saintes femmes. Et je suis sûr qu’il en resterait conclut-il avec un bon rire.  Là-dessus, il reprit l’éloge du cocido de Célestina, trouvant des mots nouveaux pour en célébrer la saveur, l’abondance et la robuste délicatesse. Lorsque le soleil se leva, il vantait certaine sauce à l’ail dont on agrémentait les pois chiches et quand, enfin, sur les dix heures du matin ils dérouvirent les murailles d’Astorga depuis  la croix de saint Toribio, il dissertait sur les mérites comparés des jarrets avant et arrière des porcs de la sierra.
Ces discours exaspéraient Alphonse. La fatigue et la faim lui donnait des hallucinations. Cet Isidoro n’était rien d’autre qu’un démon chargé de le tourmenter. A preuve ces plats qu’il faisait apparaître et qui disparaissait dès qu’on s’en approchait. Plusieurs fois, il fit le signe de la croix pour chasser le mauvais esprit, mais celui-ci n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Imperturbable, il continuait à chanter la succulence des pois chiches gorgés de bouillon et la délicatesse du chou dont le juste croquant se mariait si bien avec le gras de la saucisse. Cette saucisse, le pérégrin la voyait flotter vers lui, elle s’approchait toute rose et toute friande. Il ouvrit la bouche pour y mordre mais, aussitôt, elle disparut. C’en était trop, il fallait en finir. Il dénoua le nœud qui retenait son bras à la sangle et s’élança vers le diable qui, sans se douter de ce qui l’attendait, s’extasiait sur la façon dont Celestina savait vous mijoter la poule pour qu’elle soit fondante sans être mollassonne. Un bruit sourd  l’arrêta dans son élan. Terrassé par la faim et la fatigue Alphonse s’était évanoui.
Quand il reprit conscience, il était étendu sur une litière de paille et le diable avait disparu. A sa place, il y avait une femme d’une cinquantaine d’année qui tenait à la main une fiasque d’eau de vie. Elle lui en fit avaler une gorgée. L’alcool lui fit du bien. Il s’assit et, derrière la femme, il découvrit Isidoro dont le visage n’avait plus rien de démoniaque. Il flottait dans l’air une odeur qui lui chatouillait agréablement les narines. Il la renifla avec délices. « C’est le cocido amigo, le cocido de la Celestina ! » le muletier souriait. Il lui rendit son sourire.
Dix huit mois plus tard, quand aidée des voisines, Suzanne eut débarrassé la table du festin qu’on avait offert aux parents et amis pour célébrer comme il convenait le baptème du premier des petits Lemonot, Alphonse fit circuler à la ronde les bouteilles de goutte, d’eau de coin, et de liqueur de cassis. Maître Gaston Manillier se versa un dé à coudre d’alcool. L’arôme de la prune lui monta aux narines l’emplissant d’une douce béatitude : « Monsieur le Curé, j’parie que vous savez pas pourquoi j’lon appelé Isidore ! » Le prêtre soupira sachant déjà ce qui allait venir, mais déjà Alphonse continuait : « Isidore, Monsieur le Curé, c’est à cause du cocido de la Celestina. J’vais vous raconter l’histoire : C’était pendant mon pèlerinage… » L’air attentif, les yeux à demi fermés, Maître Marillier dégustait sa prune à petites gorgées. « Bientôt, pensait-il, le Louis Plattet reviendra de Rome. Dans votre bonté faites qu’il n’ait pas rencontré de muletier vieux chrétien! »

Et maintenant la recette du cocido :

Il vous faut un kilo de bœuf (gîte ou jumeau), une livre de mouton, une poule, un talon de jambon demi sel que vous aurez fait dessalé, un chorizo à cuire (épiceries spécialisées) une saucisse à cuire, une carotte, un oignon piqué de clous de girofle, un navet, une belle branche de céleri, un chou vert pommé, une bonne livre de pois chiches (si vous les prenez secs, ayez soin de les faire tremper au moins douze heures, il existe des conserves très acceptables). Deux ou trois gousses d’ail dégermées, pelées et hachées finement.

Mettre dans l’eau froide le bœuf, le mouton, le jambon, porter à ébullition, écumer, ajouter la poule, écumer de nouveau, ajouter le navet, la carotte,  le céleri, laisser cuire à tout petits bouillons pendant une heure et demie. Ajouter les pois chiches Laisser encore cuire doucement de trente à quarante minutes. Pendant ce temps, faire blanchir le chou, puis le mettre à cuire à part avec la saucisse et le chorizo pendant une bonne demie heure. Egoutter le tout et le tenir au chaud.
Et maintenant en avant pour le cocido maragate (enfin cette approximation fraco-bressane)
De Primero: On présente les viandes qu’on peut accompagner d’une sauce tomate (chacun est censé manger de tout, au moins un peu)
De secundo : on amène le chou revenu rapidement à l’huile d’olive et à l’ail dans la poêle, accompagné des pois chiches (la sauce peut être encore utile).
Quand les légumes sont expédiés on sert le bouillon agrémenté ou non de vermicelle.
De postre : Dans le restaurant d’Astorga où j’ai goûté ce cocido on m’a servi comme dessert une crème à l’œuf et au lait intitulée natillas. Je e laisse aux lecteurs hispanisants de ce blog le soin de traduire et de donner, éventuellement, la recette.
J’ai appris que certains, peut-être par crainte de la famine, ajoutent des pommes de terre au plat de légumes.
Le cocido maragate se digère d’autant mieux qu’il est précédé et suivi de deux étapes sur le chemin de Saint Jacques. La première creuse l’estomac, la seconde permet d’évacuer les toxines. Une randonnée d’hiver entre Vermenton et Vézelay produira les mêmes effets.

Chambolle

(1) En Bresse le Peut c’était le Diable, être de peute façon c’est donc se conduire très mal. Un ch’tiot c’est un enfant. Bailler et quérir on conservé leur sens ancien.
(2) Je présente mes excuses aux hispanisants pour mes éventuelles erreurs.