L'atelier du renoncement, par Gérard Larnac

Par Gerard

Les années rondes poussent naturellement aux bilans et aux jeux souvent périlleux de la prospective. « De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ? », titrait récemment un fort ouvrage édité par Gallimard, d’après deux enquêtes, l’une datée de 1980, l’autre de 2010, menées par la revue Le Débat (Pierre Nora, Marcel Gauchet)[i]. L’occasion de mesurer, à trente ans de distance, le parcours de toute une cohorte de penseurs désormais consacrés et de saluer l’émergence de leurs possibles successeurs.

A lire les réponses souvent gênées, contournées, de tant d’intellectuels reconnus, on se dit tout d’abord que cette pensée contemporaine ne sait pas échapper, contrairement à ce qui serait peut-être son travail véritable, au contexte historique dont elle demeure le pur produit. A quelques rares exceptions près, elle se soumet, docile à l’excès, au déterminisme historique, pour ne pas dire à l’air du temps, dans une sorte de positivisme en position couchée. On le sait, ce contexte ne lui est pas favorable : la dispersion constante de données désormais pléthoriques rend les savoirs moins maîtrisables qu’autrefois et donne raison à la paresse et à l’ignorance. La polémique bornée a pris le pas sur le débat argumenté. L’agenda médiatique produit moins de vérités que d’amnésie en temps réel. Le vrai ne constitue plus une catégorie du bien (lequel ne constitue plus de catégorie du tout). La synchronisation planétaire de nos émotions s’est imposée à la conscience individuelle et à l’exercice du libre arbitre. La théorie des fins (fin de l’Homme, fin de l’Histoire, fin des ressources naturelles, etc.) place le penseur devant un grand mur indéchiffrable. Vient-on définitivement trop tard dans un monde trop vieux ? Le temps des aventures de la pensée est-il achevé ?

Penser après la pensée : l’ère du post

Entre le soliloque universitaire de nano-spécialités parfaitement autistes et le solipsisme médiatique à tendance confusionniste, la pensée bégaie. Balbutier eut au moins la dignité d’un possible commencement. Le bégaiement, c’est autre chose. La marque d’une impuissance interloquée. Flash Back. Début des années 80. Les filles ont les cheveux courts et l’ère Tapie approche sous le cheval de Troie de la « gauche de gouvernement ». Mort de Sartre. Fin des maîtres-penseurs. Avec l’arrivée tonitruante des « nouveaux philosophes », l’époque s’entiche d’une figure jusque alors inédite, l’intello médiatique. Un personnage dont la présence est partout et la pensée nulle part. Que nous est-il donc collectivement arrivé ?

Les années 80 succèdent à ce que l’on appelait l’ère du soupçon, période qui vit disparaître les uns après les autres tous les grands discours structurants – jusqu’à l’idée que l’on se faisait du « bien ». Peu après que les grands maîtres-penseurs ont disparu, et profitant de cette dé-hiérarchisation des connaissances et des valeurs, de jeunes clercs ont voulu accéder à la reconnaissance a priori, avant même d’avoir derrière eux cette œuvre conséquente à laquelle, naguère encore, le penseur, livre après livre, devait sa réputation et son audience. La baguette de l’ordre légitime, maintenant que personne n’y croit plus, ces jeunes gens aux dents longues s’en emparent indûment et paradent, se prenant un instant pour les nouveaux maîtres de l’estrade. Personne ne conteste. Après tout à quoi bon, si tout se vaut. C’est à ce moment précis que le discours du philosophe s’est brusquement rabattu sur le discours du journaliste ; le second offrant son agenda au premier tout en lui imposant ses formats. L’intellectuel gagna en visibilité, au mépris de la vérité qu’il laissa orpheline ; aussi fit-il comme si la vérité ne lui importait plus. Aux oppositions traditionnelles « juste-injuste », « vrai-faux », substituer le couple « nouveau-périmé ». La pensée s’enchaîne au rythme et aux images de la société telle qu’elle va. Tout indique que l’intellectuel a, délibérément ou non, aliéné sa liberté de penser à son désir de plaire. A Socrate la cigüe, à Descartes l’exil. La Cité n’est d’aucune façon favorable a priori à la pensée. L’erreur aura été de croire qu’il pouvait en aller autrement, que la condition philosophique avait substantiellement changé avec la démocratie moderne. L’intello serait précisément ce personnage dont s’entiche la Cité. Loin de penser depuis les marges, depuis les lointains, depuis les profondeurs, le voilà au contraire qui colle à l’actualité la plus superficielle et aux consensus les plus mous. Il devient pétitionnaire compulsif, éditorialiste de cour (et de toutes les cours), gestionnaire fataliste des choses en l’état.

Dès lors le malentendu est total. Le temps court de l’instinct médiatique a triomphé du temps long de nos probités, de nos fidélités, du soin patient de la pensée et de l’étude – l’immédiateté hystérisée ne permet plus désormais que postures, éclats de voix, slogans, auto-proclamations – pub philosophie.

Symptôme de cette évolution, les « nouveaux philosophes » : où se décrète publicitairement une nouvelle école de pensée avant même que cette pensée ne soit réellement constituée (jamais elle ne le sera). Ce n’est donc pas la figure de l’intellectuel qui entre en crise mais bien ses modalités d’apparition et de légitimation. Depuis les années 80, ceux que l’on présente à l’envi comme des intellectuels sont des prématurés, de petits maîtres balbutiants. L’œuvre qui suit, souvent bien maigrelette en dépit du battage médiatique (Les BHL, Finkielkraut, Ferry ou Onfray font-ils sérieusement référence dans quelque domaine philosophique que ce soit ?), n’est là que pour consolider la figure. Tout est à l’envers. On commence par la fin. La posture avant l’œuvre. Et ça marche.

L’intellectuel médiatique va accompagner, plus que penser, une époque paradoxale qui pourtant aurait eu bien besoin de lumières. Les mythes sont exsangues : révolution, résistance, mai 68. C’est la fin des horizons utopiques (critique radicale du marxisme, gauche de gouvernement, realpolitik), sur fond de révolution conservatrice mondiale (Reagan-Thatcher), de financiarisation générale de l’économie (Hayek) et subséquemment de fin des Trente Glorieuses. Le principe de réalité, massif, sonne le déclin des alternatives (Chute du mur de Berlin en 1989). Réveil en forme de gueule de bois carabinée.

Ce mariage contre nature entre le philosophe et le journaliste va avoir deux conséquences désastreuses pour la pensée : réduire à l’inexistence tout autre type de discours philosophique (ceux qui, à l’ancienne, prennent le temps de forger de véritables concepts et ne se mêlent pas d’entretenir une réputation), et projeter l’esprit dans le présent hallucinatoire de l’actualité.

Dans une société omnimédiatique on ne saisit plus l’événement : c’est lui qui vous saisit. On ne pense plus, on réagit : à l’émotion cool, distante et branchée. Plus encore. L’éblouissement égotiste devant son propre présent, depuis les années 80, tant à effacer toute perspective temporelle : à la fois le passé et le futur. L’intellectuel médiatique devient le gestionnaire de cet éblouissement, et l’un de ses principaux bénéficiaires. De sorte que la pensée se condamne au présent perpétuel, à l’inlassable retour du tel quel. De Furet à Fukuyama, tous signent une lugubre fin de non recevoir pour l’avenir et pour les possibles dont il est pourtant porteur.

Telle est la terrible leçon de la modernité. Etre moderne, c’est une façon d’avaler l’avenir, comme un trou noir, pour affirmer la prééminence d’un sujet hypertrophié. Etre moderne c’est être sans avenir, plus loin que tous les avenirs possibles. C’est se poser comme irréductible au temps. C’est entrer dans un temps angélique, sans corps ni substance. Moderne c’est être celui qui clôt, qui ferme la porte – qui veut avoir le dernier mot. Post, néo, fin. C’est la dévoration du temps par l’immédiat, le culte de l’actuel. C’est exercer symboliquement un empire totalisant sur la totalité du temps pour exalter l’emprise de sa présence. L’expression infinie du moi oblitère notre capacité à faire avenir commun. L’horizon d’attente est en moi et non dans le futur d’un temps humain désormais impartageable. Cette génération de penseurs médiatiques est celle qui préfère se tromper avec soi-même qu’avoir raison avec l’Autre. Le solipsisme guette.

La montée en puissance des média a eu pour effet d’instantanéiser notre vision du monde, de le réduire à sa pure actualité factuelle. Mais passé l’effervescence de l’instant, il ne reste pas grand-chose. En préférant l’agenda médiatique (qui rend visible) à l’agenda historique (qui reconnaît à jamais la puissance d’une œuvre), l’intello se déchoit lui-même des égards traditionnels dus à sa fonction. Il ne s’enrichit qu’à l’exacte proportion du mépris qu’on lui oppose – voyez les « jeunes » dans leur rapport à la lecture. Son travail ne pèse pas plus que l’article que l’on jette aux ordures, le plus souvent sans l’avoir réellement lu.

La théorie des fins (on se souvient du canular propagandiste de Fukuyama sur la « fin de l’Histoire ») a fait un pacte avec l’immobilisme pour garantir la perpétuité des places et des postes, accessibles à de piètres penseurs correctement insérés dans les réseaux qui assurent leur promotion elle aussi éternelle. Avec le recul, le rôle de l’intello médiatique s’est précisé : faire admettre la fatalité de la soumission à des régimes prétendument indépassables – et accessoirement la fatalité de leur omniprésence pourtant navrante. La hâte d’en finir avec l’avenir est la marque du totalitarisme : ils auraient dû le savoir.

S’éveiller à ce qui va naître

La suffisance et le manque de courage ; voilà le mal dont souffre la pensée hexagonale. Sans eux, la radicalité fondamentaliste perd tout son sens. Sans eux, la rencontre lucide et désintéressée (avec l’Autre, avec le Monde, avec Soi-même) redevient possible.

Dans les réponses à cette question simple : « De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ? », comment ne pas entendre un certain désarroi. Désarroi de membres perdus d’une secte dissoute, comme si la pensée n’était pas précisément ce qui se pose comme irréductible à l’obscurantisme. Comme si au fond le dévorant désir de croire, de se soumettre à un ordre transcendant (et transcendant en cela qu’il fait ordre), restait bien le moteur de l’affaire. Réduire la pensée aux veules espérances qu’une simple désespérance (la fin du rêve marxiste, la fin du mythe révolutionnaire) aurait suffit à révoquer.

Renier notre vieille philosophie m’est chose impossible. Ce serait comme chasser un vieux chien perdu, pour constater ensuite que nous n’avions que lui. Poursuivre, donc. Mais repartir d’ailleurs. D’un dehors.

Fort curieusement, plus la pensée se renouvelle et moins ces changements paraissent perceptibles à la clique des penseurs journalistiques enfermés dans leurs visions effervescentes.

Pourquoi ne pas dire que l’écroulement des grands discours structurants est aussi une délivrance ? Leur disparition pousse naturellement à l’effacement du Sujet qui peut alors, affranchi des facilités du fantasme solipsiste, envisager enfin le monde pour ce qu’il est : non pas un lieu clos sur lui-même, mais une occasion. Une chance à saisir. Oublier la question de son être ou de son apparence pour entrer dans toute la magnitude de son événement. On n’a pas assez dit de quoi la « fin de l’Homme » était le commencement. Il est peut-être temps.

Penser la Terre comme le lieu fini d’une conscience infinie.

Penser le Monde

Les sciences contemporaines, ces grandes oubliées de l’intello médiatique, sont là pour nous rappeler que l’esprit, c’est de la nature continuée. Nature-Culture : nous vivons ce moment clef où le clivage ancestral autour duquel le vieil humanisme a noué son échec est précisément en train de tomber.

Nous pouvons encore échapper au mirage de la subjectivité. Parlant au nom des choses et des êtres sans paroles, depuis ce vide de nous que nous aurons su ménager à cet effet. Je prône pour ma part une Ghost philosophie : parler en dehors du temps de l’homme, parler cette langue anonyme de l’après qui parle au nom des choses ; une langue qui nous vient de plus loin que nous, hors de nos mémoires, de nos biographies, du cadre étroits de nos contingences personnelles. C’est une telle langue que je conçois d’ailleurs dans mes romans.

Penser l’Autre

Ensuite, devant ces temps d’intenses migrations qui s’annoncent (en 2050 un milliard d’hommes seront migrants), il s’agira de penser le Divers et l’Hétérogène comme garants de l’indivisibilité (et non comme élément destructeur). Nos migrations touristiques, parce que nous sommes riches et paisibles – leurs migrations nécessaire, parce qu’ils sont pauvres et menacés (avec éventuellement une permutation des rôles). Où l’on parlera peut-être d’universalité ouverte et non totalisante. Où les notions de Rencontre, ou d’Hospitalité, deviendront progressivement (cela commence, chez Badiou par exemple) des concepts de philosophie à la pointe de pensées, de sciences nouvelles.

Penser la Société

Enfin l’enjeu majeur pour la démocratie est désormais d’avoir pleinement accès à elle-même. Une démocratie qui ne serait plus représentative, mais participative. Si les élites jouent encore à ne pas voir cette complète mutation, c’est uniquement pour préserver plus ou moins consciemment leurs prérogatives. Là réside un enjeu majeur : car pour participer, encore faut-il s’élever au-dessus de l’ignorance et du sentiment instinctif ; faisant un usage lucide et raisonné de son libre arbitre. Sans un niveau de conscience, lui-même issu d’une relative aisance culturelle, cette vision ne serait que pure utopie. Le cœur battant de la nouvelle société participative sera donc directement conditionnée par l’éducation. On se souvient que la philosophie, cinq siècles avant le Christ, est née dans la démocratie athénienne pour fonder le discours sur la raison et non sur la force ou la démagogie. En ce début de troisième millénaire un même problème se pose à nous, qui concerne désormais chaque citoyen. La réponse que collectivement nous saurons y apporter dira, pour longtemps, ce que profondément nous sommes.
La revue Le Débat n'aura-t-elle été tout ce temps autre chose qu'un atelier du renoncement, fustigeant la "pensée 68", l'antiracisme et le gauchisme, un espace terminal où la pensée, fermée aux thématiques nouvelles, s'est mise à tourner sur elle-même, en version restreinte ? Dans cet avenir promis à l'intelligence collective, a-t-elle encore une place ? Il semble que le précieux document que constitue ce livre paru chez Gallimard réponde clairement par la négative.
 



[i] De quoi l’avenir intellectuel sera-t-il fait ? Enquêtes 1980, 2010 (Le Débat-Gallimard, mai 2010).