Finale pour La Générale.

Publié le 22 août 2010 par Pagman

Il avance, balle dans la crosse, tentant de prendre l'aile. Je l'oriente vers la touche d'un mouvement d'épaule. Je l'envoie vers sa fin sans qu'il le sache encore. Il tente de passer en revers, en vitesse, dribblant pour protéger sa balle, tac, tac à tac, tac tac. Je plonge en tendant le bras au maximum, tacle le tac tac au ras du sol, crosse bien tendue, poignet de béton. La balle s'arrête, apprivoisée. L'attaquant court toujours, démembré, sans son jouet. Je remonte la balle, petit crochet de revers pour dribbler mon premier adversaire, je m'appuie sur mon milieu droit, une-deux parfait, la balle me revient dans la course, pile dans l'espace, feinte de corps, petit crochet gauche-droite, le libéro d'en face quitte son slip et se retrouve par terre, j'entre dans la surface de réparation, le gardien s'avance fermant l'angle, j'arme. Shoot. Et praline dans la lucarne. La balle suit la trajectoire parfaite, retire une toile d'araignée puis retombe au fond du but en faisant crisser les filets. Je relève mon col de mon maillot bleu Ciel floqué du n°14. Grâce à Bibi, le CASG, "La Générale" gagnera encore aujourd'hui.

Fondé le 1er novembre 1903 par la Société Générale déjà soucieuse du moral et de la vigueur des ses troupes, le CASG est d'abord le Club Athlétique de la Société Générale. Puis à partir de 1919, le corporatisme n'étant plus trop recommandé, le club mue en Club Athlétique des Sports Généraux. Et gagne en passant une Coupe de France de football pour et une seconde en 1925. Athlétisme, tennis, rugby, football, basket-ball et bridge sont les principales occupations dans cet enclos de verdure coincé entre la piscine Molitor et, à partir de 72, l'immense silhouette de béton du Parc des Princes. Le CASG, le stade Jean Bouin était mon chez-moi. J'y ai probablement appris à marcher.

Mes parents y jouaient avant moi. J'y ai joué au hockey et au tennis pendant 25 ans. Je connaissais chaque cachette, chaque centimètre carré de ce stade. C'était un endroit paisible. Un club familial, un peu vieille école, un tantinet prout mais bien moins que nos ennemis intimes, le Racing et le Stade Français. On jouait le samedi et le dimanche avec les familles autour du terrain contre le CAM, l'équipe de Montrouge, le Métro, le Standard, le CFP ou Saint-Germain et on y finissait l'après-midi tous ensemble au bar.

J'y ai gagné quelques titres de champion d'Île-de-France et vous pouvez même pas imaginer le bonheur que c'était, un titre de champion de France avec la 2 en 1992-1993 au terme d'une saison sublime sans une seule défaite. Ce club, ces couleurs m'avaient même permis d'aller au Bataillon de Joinville en équipe de France de hockey sur gazon plutôt que d'aller faire le troufion ailleurs pendant les 10 mois réglementaires à l'époque.

Mais en revenant de vacances, de la tribune de 1925, ouvrage de grande qualité dans le plus pur style Art Déco de Lucien Pollet comme la piscine Molitor tout contre, de ses double escaliers bizarres, des coursives à grands yeux ronds, des cabines crapoteuses et vieillottes des commentateurs perchés sous le toit, du bleu des portes, des escaliers de béton, des lignes audacieuses pour l'époque, des vestiaires, du bruit des crampons, des bars d'un autre âge oubliés derrière les tribunes, des guérites pour vendre les places les jours de match, il ne reste plus rien. Tout ça a disparu.

La piste d'athlétisme foulée par grands et anonymes subit le même sort, comme le sautoir où Sergueï Bubka franchit la barre des 6 mètres pour la première fois en 1985. Tout est à terre. Injuste poussière. Partout autour aux fenêtres voisines fleurissent encore les panneaux bleus : "Sauvons Jean Bouin" comme une catharsis. Le soldat Jean Bouin est mort. Deux fois. Une première le 29 septembre 1914 lors de l'attaque du Mont-Sec dans la Meuse avec le 163eme Régiment d'Infanterie, non loin de Saint-Mihiel et ça vous en fera une bien belle. Une deuxième en juillet 2010 sous les coups de pelleteuses puantes et politiciennes. Merci au blog Delanopolis chez qui j'ai trouvé les images du stade et de sa destruction.

En 1992, première salve. Fusion des sections rugby du CASG et du Stade Français, sous la houlette de Max Guazzini, un des fondateurs de NRJ. Pépées à gogo, Gloria Gaynor et tuniques roses. Et le pire, c'est que ça marche. Le Stade Français CASG gagne, plait. Puis devient vite le Stade Français Paris. Exit le CASG. En 2002, la Société Générale vend ses parts au groupe Lagardère. Le club devient le Paris-Jean Bouin. Guazzini-Lagardère. Fini le Ciel et Blanc, la Victoire Ailée, fini "la Générale" surnom ancestral de ce club. En 2010, début de la construction d'un nouveau stade flambant neuf de rugby de 20 000 places. Fini les tribunes Art Déco, le rugby, l'athlétisme, fini MON terrain de hockey.

 

Fini mon pré carré, mes victoires, mes blessures, mes buts, mes sauvetages et mes cagades. Fini tout ça. Fini les petits corners, les pénos, les gueulantes et les rires. Perdus sous des tonnes de gravats. Tout ça pour faire un stade de 20 000 places en rasant un autre de 12 000 alors qu'un peu plus loin dans Paris, Charlety, 20 000 places pile poil leur tend les bras. Tout ça pour faire 7500m de galeries commerciales, tout ça pour jeter 3000 scolaires sur les pelouses même pas prêtes de l'hippodrome d'Auteuil. Tout ça pour démembrer à la machette un centenaire avec le sourire en coin en lui disant "Mais non, ça ne vous fera pas mal". Merci Messieurs Guazzini, Arnaud Lagardère. Merci Bertrand Delanoé. Merci le Ministère de la Culture. Un monument s'est envolé : mon jardin d'enfant.

Pour voir la suite de la série en images, c'est sur ma page Flickr juste ici link. Pour plus d'infos sur le pourquoi du comment de cette grande magouille immobilière et cette honte culturelle, lire l'excellent article d'Hervé Torchet ici sur Agoravox : link. Et allez la Générale, pour toujours.