« Le roi et le compagnon » n'est pas une chanson compagnonnique du XVIIIe siècle

Par Jean-Michel Mathonière

Tous les chansonniers compagnonniques contemporains présentent la chanson bien connue « Le roi et le compagnon » comme datant du XVIIIe siècle. Dans celui des compagnons du Devoir, elle est dite « Anonyme au XVIIIe siècle » (sic) alors qu'elle est pourtant signée de Champagne la Fierté du Devoir, compagnon vannier. Un peu plus tôt, dans l'Essai bibliographique sur les compagnonnages (1951), Roger Lecotté la mentionne sous le numéro 1030 en ces termes : « Roi (Le) et le Compagnon, chanson du XVIIIe s. (avec mus. notée). » Il renvoie à sa source : Les Muses du Tour de France, p. 66-67.

En effet, le numéro 4 de cette revue dirigée par Abel Boyer vers 1925 donne le texte de cette chanson, qui s'interprète en duo. A la fin, on peut lire : « Cette chanson, très vieille et très aimée, date apparemment du XVIIIe siècle. » Remarquons le « apparemment » qui laissait planer une incertitude qui a disparu par la suite.

Détail du tableau « Le roi et le compagnon », huile sur toile de William Langelaan, Grand Breton l'Harmonie des couleurs, compagnon peintre-imagier des Devoirs Unis (vers 1980).
© Photographie Laurent Bastard, D.R.

Si cette chanson est en effet très aimée, aujourd'hui encore, elle n'est pas « très vieille » et l'était même encore moins à l'époque des Muses.

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Pourquoi a-t-elle été datée du XVIIIe siècle ? Tout simplement parce qu'il était question d'un roi et d'un compagnon, en oubliant plusieurs points importants. D'abord, le fait qu'un roi soit cité ne situe pas obligatoirement la chanson avant la Révolution car la monarchie a été rétablie en France en 1814, avec Louis XVIII, puis Charles X et enfin Louis-Philippe, jusqu'en 1848.

Sur le fond, par ailleurs, il est inconcevable qu'une chanson aussi hostile à la royauté ait pu être écrite et chantée au XVIIIe siècle. Les vers suivants n'auraient pu être écrits par un compagnon du Devoir, car lui et ses Pays étaient trop respectueux du roi et de la reine pour évoquer la persécution des tyrans et appeler à briser leurs sceptres :

« Jadis des rois, tyrans de toutes marques, / Bien trop souvent nous ont persécutés, / Nous briserons vos sceptres, ô monarques / Et connaîtrons enfin la liberté ! Sous les verrous ont gémi nos ancêtres, / Mais nul d'entre eux n'a trahi le Devoir, / Tous vos pareils sont morts sans le connaître / Et vous mourrez aussi sans le savoir. »

Le couplet sent son XIXe siècle républicain ! Mais a-t-il seulement été écrit ?...

En effet, la version reproduite dans les chansonniers modernes n'est pas la version d'origine ! D'une part, entre celle des Muses et celle des recueils contemporains, on note déjà une différence. A la fin du premier couplet, le compagnon disait : « Vous resterez toujours dans l'ignorance / Car nous gardons le secret du Devoir ». Aujourd'hui, il prononce les mêmes vers à l'issue du premier et du deuxième couplet : « Gardez vos biens et gardez votre trône / Car nous gardons le secret du Devoir. »

Mais il y a plus. Nous avons retrouvé Le roi et le compagnon dans trois chansonniers manuscrits de la seconde moitié du XIXe siècle : l'un d'un compagnon tanneur-corroyeur, de 1860, un autre de compagnon doleur, de 1873, et un troisième de compagnon maréchal (de 1859).Ces trois chansonniers donnent des versions de la chanson très proches les unes des autres, mais différentes de celle des Muses, qui est postérieure de plus d'un demi-siècle. Les titres, d'abord, sont, pour le doleur « Louis XVI aux Compagnons », « Le roi et le compagnon » pour le maréchal et « Chanson nouvelle » pour le tanneur. « Chanson nouvelle » : voilà un indice qui ne plaide pas en faveur d'une grande ancienneté !

Sans entrer dans le détail des nombreux mots qui diffèrent, relevons principalement que le couplet V, le plus « révolutionnaire », cité plus haut, n'existe dans aucune des trois versions. Celui qui lui ressemble est placé en quatrième position et son contenu est le suivant, d'après la version du maréchal-ferrant (1859) : « Jadis des rois, des empereurs, des monarques / Y tentèrent en vain, par mille espoirs / Par des présents, aussi par des remarques / Ils exerçaient alors tout leur pouvoir / Sous les verrous ont tenu nos ancêtres / C'est donc en vain qu'ils ont pu concevoir / Voltaire est mort aussi sans le connaître / Car nous gardons le secret du Devoir. » La mention de Voltaire (mort en 1778) a disparu de la version des Muses et des chansonniers contemporains.

Autre différence importante, relevée dans les trois vieux chansonniers : l'auteur déclare : « Je suis vannier, natif de la Champagne / Et dans Marseille je fus fait compagnon ». La version des Muses et les suivantes donnent Lyon pour ville de réception. Pourquoi ?

Il est donc évident que les versions anciennes, dont certains vers étaient d'ailleurs assez maladroits, ont été remaniées (peut-être par A. Boyer) avant de prendre place dans les Muses . Il est aussi avéré qu'on leur a ajouté des vers à tonalité révolutionnaire qui n'existaient pas. On a même supprimé la mention, un peu incongrue, de Voltaire, car l'apôtre des libertés et des Lumières se trouvait ramené au même rang que les monarques indiscrets.

Il est une dernière preuve que la chanson a bien été écrite au milieu du XIXe siècle. Dans le recueil des Chansons des Compagnons tisseurs-ferrandiniers du Devoir, publié à Vienne en 1876, se trouve une chanson de François Martel, Dauphiné le Soutien du Devoir, intitulée « Récompense à la Vertu ». Elle honore cinq compagnons auteurs de chansons « en faveur de notre corporation » (celle des tisseurs). Or, les tisseurs n'ont été fondés qu'en 1831. Et parmi les compagnons honorés figure… « Champagne la Fierté du Devoir, Compagnon vannier » auquel Martel dédie ces vers : « Honneur à notre ami Champagne, / Nommé la Fierté du Devoir, / Qu'à bordeaux ouvrit la campagne, / Aux nouveaux enfants du manoir. » (possible allusion à la reconnaissance des tisseurs par les vanniers).

La chanson « Le roi et le compagnon » n'a donc pu être écrite qu'entre 1831 et 1859. Je la situerai, sans plus de précision, des années 1850.

Tout cela montre qu'en matière d'histoire compagnonnique, bon nombre de faits, d'écrits, de traditions reçus comme « très anciens » le sont beaucoup moins qu'on ne le pense. Il importe de toujours confronter les documents et de ne pas s'en tenir aux affirmations de certains auteurs sans les vérifier. Reste à savoir à présent si la datation erronée du « Roi et du compagnon » sera rectifiée lors des prochaines éditions des chansonniers…

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)