Des abréviations qui appellent une mise… aux points

Par Jean-Michel Mathonière

Parmi les abréviations encore utilisées par les compagnons menuisiers et serruriers du Devoir de Liberté figure celle de "P. C. P." Elle figure en lettres brodées de fil d'or sur les écharpes des Premiers Compagnons, avec la mention de leur mandat et d'autres figures symboliques. Ces initiales sont suivies de trois points en triangle.

© Photographie Laurent Bastard, D.R.

En a-t-il toujours été ainsi et que signifient ces trois lettres ?

Suite:

Nous avons souvent entendu des compagnons dire qu'elles étaient les initiales des trois mots : "Premier Compagnon en Place". Nous avons même entendu "Premier Compagnon Passant". Ces deux traductions sont erronées, mais l'origine même de ces erreurs est intéressante pour comprendre comment évolue la logique compagnonnique.

P.C.P. signifie "Premier Compagnon" et rien d'autre. L'adjectif "Passant" ne saurait être, car il n'a jamais été employé chez les Gavots mais seulement au Devoir, chez les tailleurs de pierre, les charpentiers, les couvreurs, les plombiers et les plâtriers. Le qualificatif "en place" n'est pas non plus usité dans leur société ; en revanche, il figure bien dans d'autres corps, tel celui des boulangers du Devoir, pour désigner "les hommes en place" qui dirigent la société : le Premier en ville, le Second en ville et le Rouleur.

Si l'on reprend la liste des souscripteurs de 1841 figurant à la fin du Livre du Compagnonnage de Perdiguier, on découvre de nombreuses abréviations à la suite des noms et surnoms des compagnons. Et l'on constate qu'elles sont toujours formées de trois lettres, suivies parfois de deux points à la suite et parfois de trois points en triangle. Ces abréviations sont : P.. C.. P.. (Premier Compagnon), S.. C.. T.. (Secrétaire), C.. P.. T.. (Capitaine) et D.°. G.°. T.°. (Dignitaire), ce qui nous permet de comprendre leur mode de formation fondé sur le chiffre trois. Chaque mot est décomposé en trois syllabes, dont la première lettre est suivie de deux ou trois points. Seul le Premier Compagnon (P.. C.. P..) n'obéit pas exactement à cette règle, le mot "Premier" étant suivi des points, puis la première syllabe de "Compagnon" et enfin le reste du mot, ceci afin de conserver le mode d'abréviation trinitaire.

Pourquoi deux ou trois points ? Perdiguier a expliqué dans Histoire d'une scission (1846), p. 10, que sa société comprenait autrefois des attendants, des compagnons reçus et des compagnons finis. Par la suite, on substitua le mot d'affilié à celui d'attendant (qui correspond au Devoir à celui d'aspirant). Il explique ensuite qu'un compagnon fini était apte à remplir des fonctions, et qu' "il pouvait devenir secrétaire, capitaine". En note, il précise : "capitaine, nom qui dérive du mot tête, donné à celui qui est en effet à la tête de la Société (et qui) fut remplacé par le nom de premier compagnon, et par celui de dignitaire en certains cas."

Quand Perdiguier écrit que le compagnon fini pouvait être "dignitaire" dans certains cas, il fait allusion au système des "ordres" mis en place lors de la réforme de 1803. Emprunté à la terminologie maçonnique du Régulateur du maçon (vers 1801), ces trois ordres comprennent les compagnons reçus, les compagnons finis et les compagnons initiés. Ces derniers, compagnons du troisième ordre, furent introduits en 1803 et cette innovation provoqua à partir des années 1840 une scission au sein des Gavots.

Revenons en au dignitaire. Perdiguier, dans le Livre du Compagnonnage (1841), p. 33, explique que "Le chef de la Société est nommé premier Compagnon, s'il est du second ordre, et Dignitaire, s'il est du troisième." Leurs attributs distinctifs sont alors différents : "Dans le premier cas, ses rubans, qu'il porte comme les autres Compagnons, sont embellis de franges en or ; […] dans le second, il est décoré d'une écharpe bleue, passant de l'épaule droite et pendant au côté gauche, ornée sur la poitrine d'une équerre et d'un compas entrelacés, et à ses extrémités inférieures, de franges en or." (Marseille, 1846, avec indication du "3ème (ordre)").

© Photographie Bruno Barjou, D.R.

Chacun des compagnons de l'un ou l'autre ordre portait donc un titre abrégé avec deux points (deuxième ordre) ou trois points (troisième ordre) : P.. C.. P.. ou D.°. G.°. T.°. et revêtait des couleurs à la boutonnière ou en écharpe selon qu'il était Premier Compagnon ou Dignitaire.

Quand la scission de 1843 s'installa, jusque dans les années 1870 dans certaines villes, après l'abolition du troisième ordre, il se produisit un phénomène de glissement des attributs de celui-ci sur le deuxième. Les Premiers Compagnons revêtirent désormais les écharpes des anciens dignitaires et firent suivre les abréviations de P.C.P. non plus de deux points mais d'aucun, comme on le remarque sur ces écharpes de 1845 (Avignon, avec "2ème (ordre)") et 1876 (Nîmes). Mais la triponctuation s'était tellement généralisée au sein des compagnonnages de tous rites, que bientôt ils réapparurent à la suite des intiales de P. C. P. (écharpe de Bordeaux, 1888) et il en est ainsi aujourd'hui encore (écharpe de Bordeaux-Tours, 1959-1961, reproduite en tête de cet article).

© Photographie Laurent Bastard, D.R.
© Photographie Laurent Bastard, D.R.
© Photographie Musée du Compagnonnage de Tours, D.R.

A noter cependant que l'on trouve jusqu'à la fin du XIXe siècle des mentions manuscrites où figurent les abréviations C.P. pour "Compagnon" et P.C.P. avec un ou deux points, pour "Premier Compagnon". Ceci nous montre que, selon les supports, les usages peuvent différer et qu'en tous cas, ils ont évolué en deux siècles au gré des innovations, scissions, oublis et renaissances.

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)