Abdul et les souks de Marrakech

Publié le 07 septembre 2010 par Espritvagabond
Un des grands plaisirs de Marrakech, ce sont les souks qu'on y retrouve et qui forment une sorte petite ville de commerce informel et formel au centre de la medina. Si certains marchands sont installés dans des édifices et d'autres dans des couloirs, certains sont dans des coins de murs ou sous une arche ou encore dans l'entrée d'un édifice fermé.
Pour y combattre la chaleur intense de Marrakech, on y a installé ici des auvents, là des toitures de bambous, ici encore des toiles tendues au-dessus des kiosques; l'ensemble à l'air à demi improvisé, ou à tout le moins temporaire, mais à chaque jour, après l'ouverture du commerce, chacun s'y retrouve, locaux comme touristes. Car les souks de Marrakech, ce n'est pas une attraction touristique à la Disneyland, que les locaux ont installés au profit des visiteurs; ce sont les véritables marchés de la ville; fleurs, articles de décoration, épices, textiles, artisanat, sandales, fruits et légumes, meubles et autres produits du bois, on y trouve de tout et pour tous. On y retrouve donc autant de locaux - parfois plus, selon les produits offerts - que de touristes.
Je ne savais malheureusement pas, lors de mon passage, que les souks de Marrakech étaient à ce point uniques au pays. Certes, j'allais retrouver bien des souks dans toutes les autres villes visitées par la suite, mais aucun regroupement aussi dense mais agréable, proposant des produits d'aussi grande qualité et avec une offre aussi variée. L'avoir su, j'aurais acheté plusieurs souvenirs et petites choses dans les souks de Marrakech au lieu d'attendre en fin de voyage... et ne rien acheter.
Un des traits typiques des commerçants marocains est d'aborder le passant en lui offrant d'entrer seulement pour le plaisir des yeux, et en lui offrant également une tasse de thé (souvent, un thé à la menthe, sinon un thé royal). On prends le temps de parler avec les gens, de les apprivoiser, avant de parler commerce. Évidemment, c'est une stratégie qui fonctionne plutôt bien; la plupart des touristes se sentent un peu mal à l'aise de ne rien acheter après un accueil aussi amical. Sans vouloir pérorer, je dois tout de même préciser que les souks de Marrakech ne sont pas les premiers marchés populaires où je mets les pieds. Otavalo, Chichicastegango et Bangkok ou Ho Chi Minh Ville sont des endroits encore très frais dans ma mémoire et j'ai une certaine expérience de la négociation. Car, évidemment, il n'y a pas de prix fixés dans les souks de Marrakech.
Ainsi, lors de notre première journée dans les souks, nous nous sommes arrêtés admirer le travail manuel (et pédestre, l'homme taille le bois au tour à l'aide de ses deux mains et de ses deux pieds) d'un artisan du bois. Il nous a expliqué sa technique et nous a préparé du thé à la menthe (très très sucré, malgré l'option "moyennement sucré" qu'il nous a offert, mais néanmoins délicieux) en nous montrant quelques pièces de son travail, identifiant ici le bois, là sa racine, et offrant un grigri de cèdre de sa fabrication à Suze. Un charmant monsieur qui, jamais, n'a insisté pour faire commerce. Comme j'aime bien les petites choses en bois, nous avons donc commencé à marchander, mais notre artisan plaçait la barre des prix très haute. J'allais me rendre compte qu'au Maroc, on est habitué au touriste européen qui arrive avec ses euros et ses idées de prix européens et pour qui rien ne semble donc dispendieux. Avec mon background latino-sud-est-asiatique, je serais perçu comme un féroce négociateur par les locaux.
Après avoir acheté quelques pièces de bois, nous avons poursuivi notre exploration des souks. Suze a fait l'acquisition de quelques pantalons colorés et confortables, et nous avons été entraînés par un recycleur de pneus vers la boutique de son cousin, qui est herboriste. Ce gentil monsieur nous a offert le thé (royal) en nous montrant une partie des produits qu'il offre, avec les détails de leurs propriétés, leur utilité et de leur provenance. Comme il n'avait fait aucune pression, c'est chez lui que j'ai acheté quelques cristaux de menthe pour rapporter à ma mère, qui les utilise dans une recette secrète.
Nous avons visité d'innombrables boutiques et kiosques dans les souks de Marrakech, puis dans ceux de Essaouira, de Fès, de Meknes et même de Casablanca. Si l'expérience est amusante et parfois vraiment intéressante, je dois avouer qu'elle a ses limites, autant en terme d'intérêt culturel qu'en terme de gentillesse des commerçant marocains.
Et c'est là que ça se corse et que j'utiliserai mon ami Abdul pour illustrer mon propos.
Les marocains sont des commerçants redoutables et manipulateurs. Comme tout commerçant au monde, ils veulent obtenir le prix le plus élevé pour leurs marchandises, et ils n'hésitent pas à utiliser tous les outils psychologiques à leur disposition. Ainsi, il n'est pas rare de les voir s'insulter du premier prix que vous proposez. Vous disant qu'ils payent déjà bien plus cher l'item négocié, ils vous invitent à ne pas les insulter en leur proposant un prix aussi bas. Sans expérience, l'acheteur peut se sentir mal, ou réellement penser qu'il est pingre et doubler son offre de base. Autre stratégie; se fâcher carrément après le visiteur pour que celui-ci, voulant éviter un faux pas, décide d'acheter au moins un petit quelque chose.
Abdul était assis sur la marche en ciment d'une boutique sise à deux pas de notre Riad. Nous passions devant la boutique, sur la rue Riad Zitoune El Djedid, en nous dirigeant vers la place Djema el Fna. Lors de notre premier passage, nous étions en pleine discussion entre nous, et n'avons pas réellement ralenti lorsqu'il a salué Suze, en l'invitant dans sa boutique. Tous les marchands vous invitent, mais nous entrons chez qui nous sommes intéressés. Abdul a alors lancé à Suze: "Vous êtes bizarre madame!". Hum. Au retour vers la Riad, Abdul, ne nous reconnaissant pas, nous a ressorti son boniment. "Bienvenue chez Abdul. Avec Abdul, jamais les boules. Chez Abdul, c'est toujours cool". Il avait trouvé son slogan, fort probablement plus efficace avec les français que les québécois, qui ne parlent généralement pas de boules en ces termes. Suze accepte d'entrer "pour le plaisir des yeux", alors que je me sens déjà obligé de lui spécifier que nous ne cherchons rien, et n'achetons rien à notre première journée, nous ne faisons que visiter. Comme ça, il sera prévenu, et ça nous laisse tout de même l'option de changer d'idée.
Il fait essayer une robe climatisée à Suze, puis s'amuse avec nous pour créer un lien amical rapide qui nous intimidera au moment de le quitter sans avoir acheté. Puis, le téléphone de Suze sonne; c'est Corinne avec qui nous devions souper le soir même qui appelle pour que l'on se fixe un rendez-vous. (Anecdote, nous nous rencontrerons ce soir là devant le "Café Montréal"). Abdul me voit observer un miroir encadré dans de l'os de dromadaire. Il me l'offre à 400 dirhams (environs 50$ CDN) alors que je ne lui ai démontré aucun intérêt particulier à part le regard. Je lui répète que nous ne sommes pas là pour acheter aujourd'hui. Il me lance alors: "Ça va pas, le gazo?(1), t'as un problème? T'es malade?! Si tu veux rien acheter, sort de chez moi!!"
Puis il retourne s'installer sur sa marche de ciment à la porte, jouant la vierge offensée. Évidemment, il n'a pas besoin de me répéter deux fois, je le prends au mot et je suis déjà dehors, lunettes de soleil sur le nez, attendant que Suze termine son appel à l'intérieur. S'il voulait que je me sente gêné d'avoir pris de son temps sans acheter, ça ne fonctionne pas avec moi. Nous étions entré après son invitation insistante (il avait carrément pris Suze par le bras) et je l'avais informé de mon intention de ne rien acheter. Suze s'approche, intriguée de nous voir dehors, et je lui répète directement devant lui qu'il m'a insulté en me disant de foutre le camp de chez lui si je n'achetais pas. Abdul, tout sourire, se relève. Mais non, c'est pas ça qu'il a dit... je suis trop sensible, j'exagère. Il est tout miel avec Suze. Il m'offre même le miroir à 100 dirhams, puis à 50 dirhams (environ 6$ CDN), mais nous repartons sans avoir dépensé un dirham chez lui. Pour ma part, n'ayant pas apprécié sa stratégie, je ne me vois pas faire commerce avec Abdul. C'est une différence culturelle et il faudra vivre avec si on veut acheter de l'artisanat au Maroc (2).
Nous allions croiser Abdul plusieurs fois dans les jours suivants, l'entendant répéter son slogan kitsch français, et à chaque fois, il allait nous saluer (toujours plus Suze, mais ils sont charmeurs, les marocains, alors c'est normal quand ils s'adressent aux filles, et en plus, elles semblent plus sensibles à leurs manières et leurs stratégies et finissent souvent par acheter un peu plus, alors on les comprends, les commerçant marocains, de 'adresser aux filles).
Autrement dit, Abdul n'a jamais été fâché après moi: c'était son truc pour me rendre gêné et me pousser à offrir un prix sur son miroir. Bon, il n'était pas tombé sur le bon touriste, mais l'expérience a été éducative et bien utile par la suite. Et si on ne s'offusque pas de leur comportement parfois intriguant pour l'occidental en visite, se balader dans les souks de Marrakech demeure une expérience aussi agréable que fascinante.
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(1) En argot français marocain, une gazelle est une fille, un gazo un homme. Par extension, on utilise gazelle si la fille est jolie, et gazo pour son conjoint (par jalousie? Mon interprétation, car les marocains vous "traitent" de gazo plus qu'ils ne semblent utiliser le terme aussi affectueusement que lorsqu'il parlent avec votre gazelle :).
(2) J'allais discuter avec Vincent, quelques jours plus tard, et il nous a dit croire que les marocains étaient bipolaires, en réaction à cette opposition soudaine entre leur gentillesse et leur excès d'humeur envers le même visiteur en quelques minutes.
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Quelques autres photos dans les souks de Marrakech:

Vendeur de paniers d'osier, place Rahba Kedma.

Au détour d'une rue quelque part au nord-est de Souk El Kebir, quelques hommes devant l'entrée du hammam.

Tapis à vendre, près de Riad Zitoune el Djedid.

Kiosque de fruits dans la Kasbah de Marrakech.
Noix, dattes et fruits séchés, sur la place Djema el Fna, à la nuit tombée.
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