Des éclairs

Publié le 08 septembre 2010 par Vonsontag

Chacun préfère savoir quand il est né, tant que c’est possible. On aime mieux être au courant de l’instant chiffré où ça démarre, où les affaires commencent avec l’air, la lumière, la perspective, les nuits et les déboires, les plaisirs et les jours. Cela permet déjà d’avoir un premier repère, une inscription, unnuméro utile pour vos anniversaires. Cela donne aussi le point de départ d’une petite idée personnelle du temps dont chacun sait aussi l’importance : telle que la plupart d’entre nous décident, acceptent de le porter en permanence sur eux, découpé en chiffres plus ou moins lisibles et parfois même fluorescents, fixé par un bracelet à leur poignet, le gauche plus souvent que le droit. Or ce moment exact, Gregor ne le connaîtra jamais, qui est né entre vingt-trois heures et une heure du matin. Minuit pile ou peu avant, peu après, on ne sera pas en mesure de le lui dire. De sorte qu’il ignorera toute sa vie quel jour, veille ou lendemain, il aura le droit de fêter son anniversaire. De cette question du temps pourtant si partagée, il fera donc une première affaire personnelle. Mais, si l’on ne pourra l’informer de l’heure précise à laquelle il est apparu, c’est que cet événement se produit dans des conditions désordonnées.

D’abord, quelques minutes avant qu’il s’extraie de sa mère et comme tout le monde s’affaire dans la grande maison – cris de maîtres, entrechocs de valets, bousculades de servantes, disputes entre sages-femmes et gémissements de la parturiente –, un orage fort violent s’est levé. Précipitations granuleuses et très denses provoquant un fracas étale, feutré, chuchoté, impérieux comme s’il voulait
imposer le silence, distordu par des mouvements d’air cisaillants. Ensuite et surtout, un vent perforant
de force majeure tente de renverser cette maison. Il n’y parvient pas mais, forçant les fenêtres écarquillées dont les vitrages explosent et les boiseries se mettent à battre, leurs rideaux envolés au plafond ou aspirés vers l’extérieur, il s’empare des lieux pour en détruire le contenu et permettre à la pluie de l’inonder. Ce vent fait valser toutes les choses, bascule les meubles en soulevant les tapis, brise et dissémine les bibelots sur les cheminées, fait tournoyer aux murs les crucifix, les appliques, les cadres qui voient s’inverser leurs paysages et culbuter leurs portraits en pied. Convertissant en balançoires les lustres sur lesquels s’éteignent aussitôt les bougies, il souffle également toutes les lampes.

La naissance de Gregor se déroule ainsi dans cette obscurité bruyante jusqu’à ce qu’un éclair gigantesque, épais et ramifié, torve colonne d’air brûlé en forme d’arbre, de racines de cet arbre ou de serres de rapace, illumine son apparition puis le tonnerre couvre son premier cri pendant que la foudre incendie la forêt alentour. Tout s’y met à ce point que dans l’affolement général on ne profite pas de la vive lueur tétanisée de l’éclair, de son plein jour instantané pour consulter l’heure exacte – même si de toute façon, nourrissant de vieux différends, les pendules ne sont plus d’accord entre elles depuis longtemps.

Naissance hors du temps, donc, et hors de la lumière car on ne s’éclaire qu’ainsi à cette époque, à la cire et à l’huile, on ne connaît pas encore le courant électrique. Celui-ci, tel qu’aujourd’hui nous en  possédons l’usage, tarde encore à s’imposer dans les moeurs, il ne serait pas trop tôt qu’on s’en occupe. Comme s’il s’agissait de régler cette autre affaire personnelle, c’est Gregor qui va s’en charger, c’est à lui qu’il reviendra de le mettre au point.


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De telles venues au monde risquant de vous rendre un peu nerveux, son caractère se dessine vite : ombrageux, méprisant, susceptible, cassant, Gregor se révèle précocement antipathique. Il se fait tôt remarquer par des caprices, des colères, des mutismes, des fugues et des initiatives intempestives, destructions, bris d’objets, sabotages et autres dégâts. Sans doute pour régler cette question du temps qui paraît lui tenir à coeur, il entreprend ainsi dès qu’il peut de démonter toutes les horloges,  pendules et montres de la maison – certes pour tenter de les remonter ensuite mais observant alors non sans rage que, si la première étape de ces opérations marche toujours, le succès de la seconde  est beaucoup plus rare.

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Des éclairs, prochain roman de Jean Echenoz, troisième de sa trilogie "biographique" après Ravel et Courir, consacré à Emil Zatopek, paraîtra le 23 septembre aux éditions de Minuit. Son héros, Gregor, est librement inspiré de Nicolas Tesla.

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