Keynes chez les soviets

Publié le 14 septembre 2010 par Copeau @Contrepoints

Ralph Raico, « Keynes and the Reds », paru dans Free Market, avril 1997, vol. 15, n° 4.

Il existe une opinion généralisée dans le milieu académique qui tendrait à laisser croire que John Maynard Keynes a été un exemple modèle de libéral classique dans la tradition de Locke, Jefferson et Tocqueville. On soutient que, comme ces hommes, Keynes fut un sincère et même exemplaire partisan de la société libre. S’il s’éloigna des libéraux classiques sur certains points évidents et importants, ce fut simplement dû au fait qu’il tenta d’actualiser le libéralisme, pour l’adapter aux conditions économiques des temps nouveaux.

Cependant, si Keynes était un défenseur modèle de la société libre, comment peut-on expliquer ses particuliers commentaires, en 1933, appuyant, même si avec quelques réserves, les « expériences » sociales qui étaient menées alors en Italie, en Allemagne et en Russie ? Et que dire de son étrange introduction à l’édition allemande de sa Théorie Générale, dans laquelle il écrit que ses propositions de politique économique cadraient mieux dans un état totalitaire comme celui que dirigeaient les nazis que, par exemple, en Angleterre ?

Les défenseurs de Keynes tentent de minimiser la signification de ces déclarations, exploitant certaines ambiguïtés. Mais pour autant que l’on sache, aucun ne s’est donné la peine de se préoccuper de quelques-unes des déclarations des moins ambiguës du même Keynes. Celles-ci furent émises lors d’une brève allocution diffusée par la BBC en juin 1936, dans le cadre de la série radiophonique « Livres et auteurs », et que l’on peut retrouver dans le volume 28 de ses oeuvres complètes.

L’unique livre qui était traité, avec une certaine longueur, dans cette émission était l’énorme volume que venaient de publier Sydney et Béatrice Webb, Soviet Communism, dont la première édition comportait un sous-titre, Une nouvelle civilisation ? (Dans les éditions postérieures, les signes d’interrogation furent éliminés.)

Les Webb, comme chefs de la Société Fabienne, avaient travaillé pendant des décennies pour implanter le socialisme en Grande-Bretagne. Dans les années ’30, ils se transformèrent en propagandistes enthousiastes du nouveau régime communiste en Russie – selon les termes de Béatrice -, « elle était tombée amoureuse du communisme soviétique ». Ce qu’elle appelait « amour » fut qualifié par le mari de sa nièce, Malcolm Muggeridge, de « bébête adulation ».

Ce fut lors leur visite de trois semaines en Russie, durant laquelle Sydney se vantait d’avoir été traités comme une espèce de « nouvelle classe royale », que les autorités soviétiques leur fournirent les données et les statistiques qu’ils inclurent dans leur livre. Les communistes furent très satisfaits du résultat final. En Russie même, Soviet Communism fut traduit, publié et promotionné par le régime ; comme le déclara Béatrice : « Sidney et moi, nous sommes devenus les symboles de l’Union soviétique ».

Dès sa première apparition Soviet Communism a été considéré comme l’exemple parfait de l’aide et de l’appui inconditionnel prêté à l’État-terreur stalinien par les amis littéraires qui voyageaient, aux frais de la princesse, en Union soviétique. Si Keynes avait été un libéral et un ami de la société libre, on aurait pu espérer que son intervention eût été une dure critique. En réalité, ce fut le contraire. Dans son allocution, Keynes proclama que Soviet Communism était une livre que « tout citoyen sérieux ferait bien d’examiner. Jusqu’il y a peu, les évènements en Russie se succédaient à une telle rapidité et la brèche entre la théorie et les gains effectifs était si large qu’il était impossible de faire une valorisation. Toutefois le nouveau régime est, maintenant, suffisamment cristallisé pour être examiné. Le résultat est impressionnant. Les innovateurs russes ont dépassé non seulement l’étape révolutionnaire, mais également la période doctrinaire. Il ne reste que peu ou pratiquement rien qui maintienne une relation spéciale avec Marx ou le marxisme et qui le distingue des autres systèmes de socialisme. Les soviétiques sont occupés à la vaste tentative administrative de faire fonctionner de forme tranquille et avec succès, sur un territoire si grand qu’il occupe la sixième partie de la superficie terrestre, toute une nouvelle série d’institutions sociales et économiques. Les procédures varient rapidement pour s’ajuster aux nouvelles expériences. Nous sommes en train d’assister au plus grand degré d’expérimentalisme et d’empirisme jamais tenté par des administrateurs désintéressés. En ce sens, les Webb, avec leur livre nous ont permis de contempler la direction vers laquelle semblent se diriger les choses et jusqu’où elles sont arrivées pour l’instant. »

Pour Keynes, la Grande-Bretagne avait beaucoup à apprendre du traité des Webb : « Le livre me laisse avec un fort désir que nous, dans ce pays, sachions découvrir comment combiner une disposition illimitée pour expérimenter des changements dans nos modèles et nos institutions politiques et économiques, dans tous les sens du terme, avec la préservation de la tradition et une espèce de prudent conservatisme, qui renferme toute l’expérience vécue par le genre humain. » Observons, au passage, l’inconsistance étudiée si typique de toute la pensée sociale de Keynes – « une illimitée disposition pour expérimenter » doit se combiner avec « la tradition » et « un prudent conservatisme ».

En 1936, il n’existait aucune nécessité de dépendre de la trompeuse propagande des Webb pour obtenir des informations sur le système stalinien. Eugene Lyons, William Henry Chambrelin, Malcolm Muggeridge lui-même et d’autres avaient déjà révélé l’effroyable vérité sur l’ossuaire gouverné par les « administrateurs désintéressés » de Keynes. Quiconque, disposé à écouter, était en mesure de connaître les faits relatifs à la famine-terreur qui commença au début des années ’30, au vaste système de camps de travail d’esclaves, et à la misère pratiquement universelle qui suivit l’abolition de la propriété privée. Pour ceux qui n’étaient pas aveuglés par « l’amour », il n’était pas difficile de discerner que ce que Staline était en train d’ériger était le modèle d’État génocidaire du 20e siècle. Dans l’étude de Keynes, et dans le peu de préoccupation qu’elle inspire à ses partisans, nous retrouvons l’étrange deux poids, deux mesures que Joseph Sobran soulignait. Si un écrivain fameux avait dit quelque chose de semblable de l’Allemagne nazie, son nom serait pestiféré aujourd’hui. Et cependant, malgré la perversité criminelle que les nazis allaient développer plus tard, en 1936, leurs victimes ne représentaient qu’une infinitésimale partie, comparées aux victimes du communisme.

Comment s’explique les louanges de Keynes au livre des Webb et au système soviétique ? Il n’y a aucun doute que la raison principale réside dans le sentiment partagé avec les deux chefs fabiens : une haine profonde contre l’esprit de lucre et le gain monétaire. D’accord avec son amie et compagnon au sein du mouvement fabien, Margaret Cole, c’était dans son « sens moral et spirituel » que les Webb voyaient la Russie comme « l’espérance du monde ». Pour eux, le plus « excitant » était le rôle du parti communiste qui, pour Béatrice, était un « ordre religieux » occupé à créer la « conscience communiste ». En 1932, Béatrice annonçait : « C’est parce que je crois qu’est arrivé le jour du remplacement de l’égoïsme par l’altruisme – comme moteur principal de l’humanité – que je suis communiste. » Dans le chapitre « Au lieu du bénéfice » de Soviet Communism, les Webb montrent leur enthousiasme pour remplacer les incitants monétaires par les rituels de « repentance de l’impénitent » et de l’autocritique communiste. À la fin de sa vie, en 1943, Béatrice continuait à louer l’Union soviétique pour sa « démocratie multiforme, son égalité des sexes, des classes et des races, sa planification de la production pour la consommation de la communauté, et surtout pour sa pénalisation de l’esprit de lucre. »

Quant à Keynes, son animadversion pour les motifs monétaires de la tradition humaine devint une obsession. Il considérait le désir de gagner de l’argent comme « le problème éthique central de la société moderne », et après une visite en Union soviétique, il acclama, comme une « terrible innovation » la suppression du motif pécuniaire. Pour lui, comme pour les Webb, là était l’essence de l’élément religieux qu’il détectait et admirait dans le communisme. Un aspect notable de la louange de Keynes au communisme est son absence totale d’une quelconque analyse économique. Keynes semble avoir allègrement oublié qu’il pouvait exister un problème de calcul économique rationnel sous un régime socialiste, comme cela fut mis en évidence un an plus tôt dans un volume édité par F.A. Hayek Collectivist Economic Planning, qui reprenait l’essai séminal de Ludwig von Mises, Le calcul économique dans une société socialiste. Alors que les économistes avaient passé des années à discuter de ce problème, tout ce qui préoccupait Keynes était l’excitation de la grande expérience des bouleversements sociaux menée en Russie sous la direction de ses « administrateurs désintéressés ». Ceci nous ramène au commentaire de Karl Brunner sur les notions de Keynes sur la réforme sociale : « Difficilement on pourrait déduire du matériel contenu dans ses essais que ceux-ci on été écrits par un scientifique social, même par un économiste. N’importe quel utopiste social de l’intelligentsia aurait pu la produire. Dans ceux-ci, on ne fait front ou ne sont examinés une multitude d’aspects cruciaux. »

Non, Keynes ne fut aucunement un « libéral modèle », sinon, au contraire, un étatiste et un apologiste occasionnel des plus impitoyables régimes du 20e siècle. Ses commentaires particuliers, spécialement sur la Russie soviétique, joints à ses théories économiques toujours favorables à l’ampliation des pouvoirs gouvernementaux et ses visions utopiques dominées par l’État, devraient freiner ceux qui l’incluent sans douter dans les rangs libéraux. Considérer Keynes comme « le libéral modèle du 20e siècle » ne peut que rendre incompréhensible un concept historique indispensable.