Y.H.C.H.I. comme Young-Hae Chang Heavy Industries

Publié le 01 janvier 2010 par Kiwibleu By Patricia Ramahandry

Depuis 1999, un duo d'artistes américano-coréen produit des "partitions textuelles" minimalistes, extrêmement construites, combinant rythme, texte et jazz, laissant volontairement de côté tout effet illustratif pour laisser le spectateur face à une narration incisive...

Qui est Young-Hae Chang Heavy Industries ?

En 1999, Young-Hae Chang, une artiste coréenne avec un doctorat d'esthétique de l'Université de Paris, et Marc Voge, un poète américain expatrié à Séoul, participent à un atelier organisé par la Net Art Multimedia Art Asia Pacific, à Brisbane, en Australie.
Ils se concentrent sur Flash, un puissant outil Web d'animation que l'on met des années à maîtriser. Dès le deuxième jour, ils avaient appris deux des caractéristiques fondamentales de cet outil : travailler l'apparence d'un texte et l'animer. Comme Nam June Paik découvrit un jour la vidéo, une forme qui permettrait de définir sa pratique artistique, Chang et Voge avaient trouvé leur support.
De ce jour, leur parti pris artistique est resté constant : du texte animé à saturer l'écran, synchronisé sur des morceaux de jazz. Ici pas de multiples liens à cliquer ni de site à explorer, pas de démonstration technologique ni de contribution à fournir.
Mais alors ? Que faut-il faire ? Lâcher sa souris et regarder.

Du sexe, de la violence, de l'aliénation...
de la parodie... du cinéma ?

Sous l’appellation entrepreneuriale Young-Hae Chang Heavy Industries, ils ont produit une trentaine de films textuels (?) qui crèvent l'écran. Les textes offrent des histoires dramatiques (une partie est traduite en français) de sexe, de violence, d'aliénation, de fuite éperdue, d'insignifiance de la vie humaine.
Nous sommes dans un univers fait exclusivement de textes, en grandes lettres noires sur fond blanc (s'ils utilisent parfois la couleur, c'est une palette simpliste), qui défilent et qui flashent à l’écran au rythme d’un air de jazz : quelque part entre la bannière publicitaire et un vieux film muet dont ne subsisterait que les cartons de dialogues. Utilisé de manière récurrente dans l’ensemble des animations, ce style graphique simple et efficace fonctionne comme une marque de fabrique, comme pouvait l’être la sérigraphie pour Andy Warhol ou la trame pour Roy Lichtenstein.
À chaque fois, un narrateur nous parle directement, à la première personne et sans masque, ce qui n’arrive finalement pas si souvent que cela sur la toile. Les situations dont ces personnages nous parlent sont sombres, ou franchement drôles et salasses... L’ensemble laisse rarement indifférent, surtout lorsque le rythme d’apparition des mots s’accélère, rendant la lecture difficile et la concentration obligatoire.
Il y a une parodie du matraquage publicitaire dans "Samsung veut dire jouir" (Samsung means to come), de la propagande politique dans "Cunnilingus en Corée du Nord" (Cunnilingus in North Korea), mais aussi, et plus profondément ancré dans la narration, l'urgence d'une fuite dans "Pao! Pao! Pao!". Tout cela fait penser aux écritures dites jazziques, où la syntaxe tente de reproduire des rythmes inspirés du jazz (swing, disharmonie etc.). Voyez l'influence du jazz chez Jean Echenoz ("Cherokee" notamment), ou Boris Vian ("L'Ecume des Jours" injustement lu à l'âge collégien...).
Egalement, on ne peut s'empêcher de penser au canadien Norman Mac Laren qui, en son temps, écrivait directement sur la pellicule. Sur un jazz pas très différent, ses films dansaient constamment. C'était plus fragile, plus imprécis, jamais "ligne claire", et sans doute plus chaleureux, moins froid, moins définitif... c'était vivant, sans répit. Mais Mc Laren dessinait, eux, ils écrivent. Et si c'est assurément moins facile à animer, c'est aussi une question d'époque : Mac Laren travaillait à la main. Aujourd'hui, leur nom le dit bien : c'est de l'industrie... du numérique.

Capter l'attention avec des moyens limités

La plupart des "nouveaux médias" emploient l'art de l'interactivité et nous engagent à participer. L'interactivité est une abomination qui n'a curieusement rencontré que très peu de résistance dans le monde de l'art. Y.H.C.H.I. évite l'interaction, mais le résultat n'est pas une expérience passive. Le language écrit est l'essence même d'Internet, revenons à la base. En accélérant la cadence à laquelle le texte apparaît à un taux à peine sous le seuil de la cognition humaine, les artistes nous obligent à un état de concentration tel, que nous sommes captivés. Leurs films sont remarquables par leur capacité à produire un impact fort et viscéral avec des moyens limités.
Capter l’attention est une constante du travail de Young-Hae Chang Heavy Industries. L’utilisation du logiciel Flash apporte ici un avantage certain puisqu’il permet d’obtenir des animations se chargeant rapidement et s’affichant en plein écran. À titre de comparaison, une vidéo au temps de chargement équivalent aurait la taille d’un timbre poste. À l’époque où le duo a commencé à travailler, l’effet était saisissant, il l’est peut-être un peu moins aujourd’hui avec la généralisation du haut débit.
Il n’en reste pas moins que l’envie de faciliter l’accès fait partie intégrante du travail de ces deux artistes. Ainsi la plupart des animations sont disponibles en plusieurs langues dont le coréen, l’anglais, le français, le chinois, l’espagnol...
Les travaux de Y.H.C.H.I. sont étroitement lié à la fois à la poésie concrète et au cinéma expérimental. Une connexion à l'histoire du cinéma est explicitement signalé par l'utilisation cohérente d'un écran de titre qui se lit "Young-Hae Chang Heavy Industries présente", ainsi qu'un compte à rebours numérique qui est semblable à celles qui ont précédé les premiers films.

Où voir ces textes animés ?

Les œuvres du duo américano-coréen, qui vit à Séoul, sont avant tout faites pour être vues en ligne, chez soi. Leur site, très rustique, loin du clignotis des bannières affriolantes, et qui n'a qu'un objectif : mettre à disposition leurs productions, leur a valu une mention spéciale au SF MoMa Webby Awards (2000). L’année suivante, ils ont obtenu une bourse de la Foundation for Contemporary Performance Arts de New York.
Les musées du monde et les biennales les font figurer, depuis quelques années déjà, à l'agenda de leurs expositions : Londres, New-York, Los-Angeles, Barcelone, Venise, Sao-Paulo, Istanbul... En 2006, "Cunnilingus en Corée du Nord" fut présentée à Paris, à l'espace Paul Ricard ; à Madrid, dans le cadre d'une exposition baptisée Violencia Sin Cuerpos (Violence sans corps)... En 2007, pour le 30ème anniversaire du Centre Georges Pompidou, à Paris, ils ont réalisé "Les Amants de Beaubourg".


Les films :

Young-Hae Chang Heavy Industries
Norman Mac Laren

L'Interview du duo

Young-Hae Chang Heavy Industries par Thom Swiss (en anglais)



Si vous aimez les mots, n'hésitez pas, courez, c'est étonnant, déconcertant...
Bonne lecture ! Et... Grande année à vous !