Georges Darien dans l'Almanach des Lettres françaises et étrangères

Par Bruno Leclercq

Georges Darien, lettres de Londres

On pouvait lire dans "Almanach des Lettres françaises et étrangères" des vendredi 25 avril et samedi 26 avril 1924, cet article, non signé, sur Georges Darien qui vaut surtout par les lettres qui s'y trouvent citées.


Un méconnu : Georges Darien

Romancier, journaliste, auteur dramatique, sociologue de l'impôt unique, théoricien de la nationalisation du sol ou militant de la C. G. T. (car il constitua, vers 1910, le syndicat des auteurs et des acteurs), Georges Darien eut vers le début du siècle une bien curieuse figure qu'évoqua M. L. Emile Janvion dans l'Éclair.

Superbe type de révolté et de raté ! Mais de raté magnifique, de raté volontaire au sujet duquel Clémenceau à écrit dans "Les plus forts" cette vérité douloureuse: "Le raté ! Avec les vies manquées se fait dans la douleur le génie de l'humanité vivante !"

...Lors de la fondation de l'Ennemi du peuple (1904), écrit M. Janvion, sur la suggestion de Zo d' Axa, j'invitais Darien, alors en Angleterre, à collaborer. Il s'était exilé à Londres, vers les débuts de l'affaire Dreyfus. Pourquoi cet exil ? Mystère que je n' ai jamais cherché à approfondir ; pas plus que je ne cherchai, un an plus tard, à lui faire expliquer les vraies raison qui lui firent, par les supplications les plus pressantes, me demander les moyens de son rapatriement (février 1905).

L'Ennemi du peuple fut le journal des organisateurs du fameux congrès antimilitariste d'Amsterdam (juillet 1904). Darien arriva, de Londres, dans le capitale hollandaise. On devine la mine effarée des bons pasteurs hollandais et du brave Domela Nieuwenhuis, lorsque l'auteur de Biribi se prît à tonitruer à le tribune contre les "Judas du pacifisme". - Quel drôle d'antimilitarisme importez-vous là ? soupirait Domela. "Je suis antimilitariste, tonnait Darien, mais je ne suis pas antimilitaire. Il n'y a rien à faire internationalement... Il faut agir nationalement, patriotiquement, vous m'entendez..." Tous les délégués en étaient chavirés...

Rentré à Londres, il envoya a M. Janvion ses impressions dans une volumineuse correspondance. Il fulmine contre "les fendeurs de poils et les épuceurs d'acarus" qui ont sévi à se congrès. Voici une curieuse lettre datée de novembre 1903 (nous sommes sous le ministère Combes), dans laquelle il donne son opinion sur l'organisation de l'Internationale par comités nationaux et sa petite profession de foi.

14 Well Walk Hampstead,

Nov. 15 1904.

...Pour l'organisation en France, le caractère sectaire s'impose. On ne peut songer à tolérer, dans le comité français, des gens qui ont des attaches - et surtout des attaches d'intérêt - avec les gredins au pouvoir. Sous un régime républicain, comme le régime républicain actuel, les gens au pouvoir sont toujours l'ennemi. Dire qu'il faut défendre la république est risible. Quelle est la différence entre l'état républicain français par exemple, et l'état monarchique anglais ? Celle-ci: qu'en Angleterre la monarchie (et les institutions qu'elle comporte) forme un tampon entre les possédants et les déshérités. En France le tampon n'existe pas. Ce sont les possédants qui sont sur le trône, crient vive la république !

Et lorsque les déshérités, au lieu d' attaquer les riches, dont rien ne les sépare, parlent de sauver la république, ce sont les derniers ânes et des lâches. "Faut-il faire de la politique ?" demandent les anarchistes ? Quelles brutes ! Mais en crevant d'inaction et de sottise sur votre paillasse antithétique Liberté-Autorité, vous faites de la politique imbéciles ! Les anarchistes ! Que dire de ces vaniteux imbéciles ? Le mépris s'applique à eux comme le cataplasme à un abcès. Je n'ai cure de cette poignée d' idiots...

...Inutiles de vous dire que je ne me donne ni comme socialiste ni comme anarchiste, je n'ai rien à faire avec ces vieilleries. Je suis simplement un homme révolté par l'horreur de la situation générale et, n'étant ni assez fort ni assez intelligent ni assez savant pour me conduire en citoyen du monde, je désire me révolter simplement comme Français. J'espère être entendu et compris par un grand nombre des gens honnêtes. Qu'ils soient les bienvenus de quel côté qu'ils viennent et tant pis si nous perdons la clientèle d' imbécile, graissés de la couenne d' une philosophie qu'ils appellent socialiste ou anarchiste et dont ils ignorent le sens et l'origine...

A côté du militant d'ailleurs, coexistait un écrivain rare, et qui ne restait jamais un jour sans écrire sa ligne...

Cet écrivain si vigoureux, - trop vigoureux - ne trouvait, bien entendu, pas d'éditeur. En octobre 1904, par exemple, il avait terminé son dernier livre, l'Epaulette. Il envoie alors de Londres le manuscrit à son ami Janvier et lui écrit (lettre inédite, et d' autant plus curieuse que vingt ans à l'avance, Georges Darien y offre déjà la palme réparatrice à l'écrivain que le jury de l'Éclair vient de couronner comme le premier des romanciers boycottés, à Henry Fèvre) (...)

Écoutons-le:

...Quand à l'Épaulette je vous remercie vivement de ce que vous voulez bien faire. Vous pouvez dire à l'éditeur (ce que j' avais déjà dit au voleur S...) que je viendrais faire des conférences en France, s'il le désire, pour pousser le livre. Vous savez quelles seront les idées que j'exposerais. - Il n'y a pas de "violences" dans ce livre. La seule raison pour laquelle il n'a pas été édité, c'est qu'il n'est pas Dreyfusard. J'aurais beaucoup à dire là dessus un jour ; mais c'est inutile aujourd'hui. C'est un livre antibourgeois, mais pas antimilitaire. Je ne suis pas antimilitariste (considérant le militarisme, comme je l' ai expliqué dans l'Ennemi du peuple, comme une religion) ; mais je ne suis pas antimilitaire.

Je crois encore devoir dire ceci, pour faciliter les choses. Lorsque j' ai écrit le voleur, j'avais fait un plan d' une série de romans dont je voulais faire une sorte de Comédie Humaine.
Le premier était le Voleur, le second l'Épaulette, le troisième le marchand de viande (les femmes), le quatrième la Maison du mouchard (inutile de vous donner la suite). Les même personnages reviennent (mêlés à d'autres) dans tous ces romans. (En somme, c'est le système de Balzac ; mais les préoccupations sont différentes.) Le premier volume édité (je vous dirais comment il le fut, après mon refus au juif B. Lazare de l'épauler, de fortifier un roman sur son "Dreyfus"...) Le second est écrit, les deux suivants sont fortement préparés, écrits en partie. Je crois qu'il suffirait de me lancer pour avoir un succès. Il est aussi probable que ma collaboration à l'Ennemi du peuple a dû augmenter le public qui s'intéresse à mes oeuvres. Naturellement, si je trouve un bon éditeur français décidé à se comporter convenablement, je suis tout disposé à lui donner la série de romans dont je vous expose le commencement. Vous pouvez dire aussi, en cas de besoin, que tolérablement connu ici ; en dehors de ce que j'écris dans la presse, j'ai publié un roman (anglais), il y a cinq mois, etc...
La partie de l'Épaulette, qui est consacrée à le bataille de la bérézina, est adaptée des documents allemands publiés par le major von Lindenau. Vous pouvez dire aussi que je pourrais assez facilement faire publier de suite une traduction en allemand ; en anglais aussi sans doute.
...La seule raison, je crois, pour laquelle on me boycotte est (en laissant les haines de rancunes dreyfusardes) que mes livres contiennent de l'énergie. C'est monstrueux.


Documents fournis par Vincent Maisonobe.
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