Le non recours aux droits chez les plus démunis

Publié le 25 septembre 2010 par Valabregue

L’analyse des situations de non-recours aux droits montre qu’un certain nombre de personnes, tout en ayant connaissance de leur éligibilité potentielle à des droits, des services, ou des dispositifs, ne formulent pas de demandes. À la différence du manque d’informations, motif explicatif courant dans les problématique d’accès aux droits, (ou des problèmes intervenant après demande, au cours du traitement administratif des dossiers), ce type de non-recours par non demande indique que des individus informés de l’existence d’une offre publique choisissent de ne pas la solliciter, et restent en retrait de dispositifs qui leurs sont proposés.

Ce type de comportement interroge directement la pertinence de l’offre de droits et le sens des politiques publiques qui manquent, manifestement, leurs destinataires. Mais il dit aussi plus. …

Il apparait en effet souhaitable, pour un certain nombre d’individus, de se dégager du rapport social de reconnaissance proposé par l’offre publique.

... C’est moins, cependant, la difficulté des individus à se faire entendre que l’inaudibilité de certaines expressions de la demande sociale dont il sera question ici.

Il est d’autant plus important de les remarquer que les institutions se focalisent généralement sur la non connaissance de l’offre lorsqu’elles se penchent sur la problématique du non-recours aux droits ou services…

Deux grandes idées ressortent de cet examen : les individus précaires sont capables de choix et d’autonomie – c’est parce qu’ils jugent l’offre qu’ils ne la demandent pas 

La non demande montre ce qu’il en coûte de demander des protections et d’être protégés : elle éclaire sous un autre angle la question des coûts de la protection sociale….

La multiplicité et la complexité des dispositifs de demande, la qualité de l’information  (qui renvoie à la manière dont cette offre est communiquée mais aussi à la pertinence de son mode d’exposition relativement aux personnes ciblées par l’offre), les méandres des circuits de traitement administratifs (éprouvants, ils constituent un gros facteur d’abandon en cours de demande), ainsi que le caractère de plus en plus contraignant des régimes de conditionnalités/éligibilité, non seulement ne favorisent pas l’accès aux droits, mais participent largement à la production de situations de non-recours voire les génèrent…

De ce point de vue, le non-recours des précaires interroge directement l’effectivité des droits et les effets des politiques de ciblage, mais il questionne aussi les finalités d’une action publique de solidarité …Il met en lumière une situation paradoxale dans laquelle des populations fragilisées voient leur situation aggravée par une inadaptation, à différents niveaux et par différents processus, entre l’offre publique et le public qu’elle cible…

Il ne s’agit nullement de minimiser ici le poids des obstacles ou difficultés auxquelles les individus précaires doivent faire face dans l’accès à leurs droits ou dans le circuit de prise en charge de leur demande. Une analyse fine de cas Il s’agit simplement de résister à la tentation de faire des personnes en situation précaire des individus uniquement négatifs, définis par le manque et les carences, et cantonnés à la position durable de personnes obligées. ..


La non demande de droits peut résulter d’un calcul coût/avantage. Pour les individus potentiellement bénéficiaires, le coût d’entrée dans le dispositif de demande apparait de fait plus élevé que les bénéfices attendus. Les éléments pris en compte dans le calcul du coût d’entrée sont variés et appartiennent à des registres différents. Ils disent l’investissement à opérer pour s’engager dans une démarche de demande, compte tenu de l’ensemble des contraintes, ou paramètres, que constitue l’offre.

Le coût d’entrée peut être financier : c’est notamment le cas de certaines aides qui supposent une participation financière des bénéficiaires, comme l’aide à la complémentaire santé 

Il peut être aussi matériel et cognitif : il renvoie à toutes les démarches à entreprendre, les « épreuves » à passer dans le parcours de demande ou d’accès aux droits – constituer un dossier, lire une lettre, se rendre à tel endroit, apporter tel justificatif, etc., et est parfois renforcé par les difficultés à se repérer dans des taches d’ordre administratif supposant une maitrise de la lecture et de l’écriture, qui font défaut. À cet endroit, le coût d’entrée peut prendre une connotation psychologique .. ou symbolique, quand le fait de demander porte atteinte à l’image de soi. Il a enfin une dimension physique : il renvoie alors au coût de l’accessibilité, en termes de distance (éloignement de l’offre), de capacités à se déplacer (exigence d’un moyen de locomotion), mais aussi de capacité à se mouvoir (motilité).

Le temps constitue par ailleurs un élément décisif dans la mise en cause de la pertinence et de l’adaptation de l’offre : les bénéfices attendus supposent parfois un différé incompatible avec l’urgence de la situation et du besoin des personnes – c’est un aspect décisif dans les problématiques de logement et d’hébergement notamment.

Par delà la diversité des cas de figure et l’intensité des besoins sous jacents aux droits concernés, ce comportement de calcul signale que les individus, « même précaires », sont dotés de préférences et qu’ils évaluent l’intérêt ou l’attractivité de l’offre en fonction des bénéfices qu’elle peut leur apporter. Il rappelle que formuler une demande ne coûte pas rien.

Le sentiment de stigmatisation 
Le sentiment de stigmatisation constitue un second ressort récurrent de non demande….Le passage obligé par un travailleur social, le fait de se rendre au centre social du quartier ou au guichet de la Caf, ont des effets rédhibitoires sur l’engagement de certaines personnes dans les dispositifs d’aide, ou dans l’accès à certains droits. 

Que ce soit sur une base sociale (pauvre), ethnique (discrimination) ou territoriale (quartier), le sentiment de stigmatisation renvoie simultanément à la manière dont les politiques sociales se produisent en tant qu’image et produisent une image de ses bénéficiaires. Si l’offre de droits active un processus de reconnaissance sociale, dès lors que ces droits sont ciblés sur des populations particulières, cette reconnaissance participe tout autant à une procédure d’étiquetage qui peut être synonyme de disqualification sociale…

Dans ces cas de figure, les individus ne s’y retrouvent pas dans le « respect » et « l’estime de soi » que sont censés produire les politiques sociales : elles génèrent au contraire un sentiment de honte. Pour demander un droit ou accepter une offre, il faut par conséquent accepter l’image attachée à cette offre.

L’incompatibilité des normes 
Le dernier ressort clairement identifiable de non demande renvoie aux normes portées par l’offre. Implicites ou explicites, pratiques ou idéelles, ces normes sont rejetées par les individus, en raison de leurs capacités d’action, de la conception qu’ils ont d’eux-mêmes ou des modèles culturels auxquels ils sont attachés.

L’augmentation des contraintes et conditionnalités imposant un espace d’obligation et devoirs, tels qu’ils se développent de plus en plus dans les politiques d’individualisation, constituent l’exemple le plus marquant de l’incompatibilité des normes entre l’offre et ses destinataires…

Mais il y a aussi conflit de normes quand les individus s’appuient sur leur propre système de valeurs, ou vision des choses, pour refuser l’offre publique…

Ce non-recours choisi répond aussi à un choix autonome, appuyé sur des préférences individuelles (choix alternatifs), des principes de justification supérieure ressortissant à une « citoyenneté sanitaire » (préserver le « trou de la sécurité sociale ») ou plus simplement à une autre perception du corps et de la santé (écart entre la norme médicale du « bon patient » et la norme des patients eux mêmes) 

 C’est aussi le cas, de manière plus fondamentale, lorsque les conceptions de l’autonomie et de l’indépendance impliquent de ne pas demander à autrui. Cette conception, très présente chez les personnes âgées et régulièrement signalée dans les travaux portant sur la précarité en milieu rural …Pour ces personnes, la honte à demander ne peut compenser le bénéfice attendu d’une quelconque aide.

Leur refus de s’engager dans un dispositif, de constituer une demande, de répondre à une norme prescrite ou de s’exposer à une image stigmatisante, constituent de ce point de vue une expression de leur autonomie. Mais c’est une expression singulière, et non collective, une prise de parole d’autant plus silencieuse qu’elle n’émerge sur aucune scène publique. Cette expression, qui ne se fait pas « entendre dans la société », renvoie pourtant à une autonomie « à bas bruit » ..qui porte un jugement sur l’offre et conduit à refuser la reconnaissance proposée par les politiques de solidarité…

Ces « précaires autonomes » se placent de fait en dehors des filets de la sécurité sociale ; ils se retirent des dispositifs conçus pour les maintenir dans le périmètre de la solidarité nationale et refusent la reconnaissance produite par les politiques. Or ces individus ont, comme chacun, besoin de reconnaissance - leur situation de vie est bien souvent faite d’une souffrance vécue en raison d’un défaut de reconnaissance justement ; mais les dispositifs institutionnels qui s’adressent à eux leur renvoient de fait une forme de mépris.

De ce point de vue, l’examen des comportements de non demande conduit à poser dans une perspective inversée la question du coût de la protection sociale : ils montrent ce qu’il en coûte aux individus d’être protégé, ce qu’il en coûte d’être demandeur. A l’inverse de la vision du « sur recourant », qui envahissait les guichets dans les années 1990, à l’inverse aussi de la traque anti fraude qui saisit les organismes de Sécurité sociale ..

L’accent mis sur les non demandeurs ne doit cependant pas conduire à penser, qu’à l’inverse, ceux qui acceptent l’offre adhèrent nécessairement à la reconnaissance telle qu’elle est produite par les dispositifs sociaux. Nos enquêtes montrent au contraire à quel point les individus « mettent parfois leur dignité dans leur poche » quand ils s’engagent dans une démarche de demande. Simplement, pour ces « loyaux contrariés », nécessité fait loi. ..où la reconnaissance acceptée à souvent pour prix une baisse de l’estime de soi.

L’ensemble de ces éléments apporte donc un éclairage nouveau sur le rapport entre protection et reconnaissance. Si les critiques de l’offre publique contenues dans la non demande permettent de pointer la manière dont le régime de protection se donne à voir dans ses principes, ses normes, son image et sa mise en œuvre…On peut, dès lors, s’interroger sur le sens du contrat social proposé par un système de protection dans lequel il coûte symboliquement trop cher d’être aidé…

De ce point de vue, il y a effectivement un enjeu à entendre ce que les individus destinataires des politiques publiques de solidarité disent des carences du processus de reconnaissance sociale institutionnelle, lorsque, par leur refus, ils expriment une autre demande sociale de protection.

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