Physiologie des bobos

Publié le 03 octobre 2010 par Copeau @Contrepoints

Il est facile de reconnaître un punk, un teddy-boy, un skinhead ou un rasta, et même un yuppie de Wall Street; mais quels sont les signes distinctifs du bobo? Voilà une question qui divise les anthropologues. C’est que le bobo existe en quatre espèces bien distinctes: le Grand Bobo, Le petit Bobo, le Boma et le Bozo.

1. Le Grand Bobo (Grand Bourgeois Bohème) habite les quartiers huppés de Paris, rive gauche de préférence, mais le Marais, voire un beau loft panoramique dans un recoin canaille du onzième ou du quatorzième, feront l’affaire. A éviter cependant, le seizième, qui sent la pesanteur poussiéreuse de la droite rance. Le Grand Bobo est racé, mince, impeccablement vêtu (style « vogue », la touche médecin en week-end en moins), il hante les milieux de l’édition, ou les professions libérales, au besoin l’Université ou la haute fonction publique. Pour ses vacances il affectionne les superbes bastides en pierre du Lubéron, l’une des rares régions de province où il survit. Il est bien entendu affilié au Parti Socialiste, et arbore fièrement La Pravda sous le bras. Mais il n’est pas pour autant dupe, et garde un détachement souverain face au discours politique, qu’il commente avec ironie. Il ne parle des politiciens de droite et des chefs d’entreprise qu’avec un rictus de mépris, comme la Duchesse de Guermantes parle de l’infréquentable Docteur Cottard ou du salon petit bourgeois de Madame Verdurin.

Le grand Bobo méprise le peuple, composé essentiellement à ses yeux de petits blancs, de beaufs, de poujadistes, de lepénistes, et de supporters du Paris Saint-Germain. C’est pour ça qu’il trouve la mixité ethnique formidâble, car elle permet de dissoudre le peuple dans un espace global pluriel beaucoup plus attrayant, au rythme de la samba et du raï, et des émeutes urbaines qui ne le concernent guère. Car c’est un peu en touriste que le Grand Bobo prône la mixité ethnique, il la trouve dépaysante et colorée, mais se garde bien de la vivre dans sa vie quotidienne. Ses enfants sont obligatoirement scolarisés dans les meilleurs établissements parisiens, où l’on pratique à titre discret, au moyen de combines et tuyaux appropriés, la préférence nationale, voire la préférence de classe.

Le Grand Bobo est social-libéral, voire social-libertaire, et affectionne le paradoxe et les idées provocatrices progressistes. Il est contre la sélection à l’école, contre les prisons, etc.

Le Grand Bobo est ouvert à toutes les expériences, il a goûté à toutes les drogues, et ne dédaigne pas d’être un peu tapette, modérement tout de même, car il ne s’agit pas d’y prendre goût mais de montrer à quel point il est tolérant.

2. Le Petit Bobo (Petit Bourgeois Bohème) incarne les forces vives de la Gauche Solidaire. Elle — car c’est bien souvent une femme — occupe un poste moyen dans un ministère, de préférence l’éducation ou les affaires sociales. Elle consacre une bonne partie de son temps à la comptabilité de ses petits avantages: retraite, RTT, jours de grève, etc. Elle milite aux Verts, à la LCR, au PS peut-être, au collectif des sans-papiers ou dans une association anti-raciste. Elle s’est mobilisée contre Le Pen. Elle est une fervente défenseuse de l’école publique, de l’audiovisuel public, des transports publics, des hôpitaux publics, du théâtre public, etc. Elle prend le train pour aller au festival d’Avignon, où elle trouve tout bien et fait attention à son budget. A Paris elle va au cinéma voir les films français. Dans les transports en commun elle lit des romans à Prix Goncourt écrits par des écrivains pleins de compassion pour ceux qui souffrent, ou l’autofiction d’une femme libérée qui détaille sans complexe ses expériences sexuelles. Elle est très concernée par les menaces de la mondialisation, le réchauffement climatique global, des dérives fascisantes de Bush, la brevetabilité du vivant, ou les dangers des OGM (alors que le Grand Bobo reste très détaché). Elle signe des pétitions contre les mauvais traitements infligées aux femmes en Afghanistan et contre l’intervention américaine en Afghanistan. Elle ne lit pas que la Pravda, mais aussi Libé, et, quand c’est un homme, Le Monde Diplodocus, pour avoir « une analyse objective sur les grandes questions internationales ». Elle habite un appartement exigu à Paris ou en proche banlieue. Elle aime les journées sans voiture, la fête de la musique et la Gay-Pride. Elle voudrait vivre dans un monde plus festif où l’individu est mieux pris en charge par la collectivité.

3. Le Boma (Bourgeois Marginalisé) a moins de 35 ans et est bien souvent le fils d’un Grand ou d’un petit Bobo. Papa et Maman ainsi que l’Ecole de Mitterand lui ont appris que travailler pour une entreprise privée c’est mal. Reste la fonction publique, qui permet de devenir un petit Bobo. Mais notre Boma a un poil dans la main, et passer un concours, ça sent le dix-neuvième siècle positiviste, napoléonard et moisi. Avec la bénédiction de Papa et Maman, notre Boma s’est lancé dans une activité artistique. En espérant que les prébendes du Ministère du Kulturkampf, voire le Graal de l’Intermittence du Spectacle, permettront de subsister tout en se lançant dans le Grand Rêve. Au bout d’un certain temps, le curriculum de notre Boma se réduit à quelques happenings minables. Il en a chié, mais pas trop. Il y a toujours quelqu’un pour lui payer ses vacances et ses billets de train pour le salon des plasticiens de Montreuil-Bellay ou le festival de théâtre alternatif de Capdenac-Gare. Il y a toujours la Grande maison de Papa dans le Lubéron (Si papa est un Grand Bobo), ou à défaut de T4 de Maman à Bénodet (Si Maman est une petite bobo-e) pour se ressourcer. Seulement voilà, Papa et Maman se font vieux. Notre Boma fait face à une douloureuse alternative: soit se raccrocher par un moyen quelconque au monde du travail et devenir ce qu’il n’aurait jamais cessé d’être, un petit Bobo, soit faire le grand plongeon et se transformer en Bozo. Avec tout le charme Rimbaldien et Kerouaquien que ça comporte, mais ça risque de finir très vite et aussi mal qu’Easy Rider.

4. Le Bozo (Bohème Zonard) n’est plus un bourgeois, il tient plutôt du clochard drogué. Mais il partage les valeurs fondamentales des autres Bobos. Il erre dans les rues, avec ses chiens diarrhéiques, faisant la manche. Il demande au moins un sourire, ou le respect. Il ne tolère pas qu’on le méprise, et ne se prive pas d’insulter les passants qui ne lui ont pas au moins retourné un sourire, ou le respect. Il est souvent jongleur, ou cracheur de feu, on le croise au festival de théâtre de rue d’Aurillac. Il a le crâne rasé, ou une queue de cheval aux dreadlocks mités. Son état de santé est déplorable: engelures aux pieds, malnutrition, dents manquantes, sida…Au fond de ses yeux vitreux se lit la désespérance de l’homme privé de son humanité dans cette société capitaliste-ultralibérale de merde. Mais il ne regrette rien! Il a eu le courage de se rebeller, de dire merde à la société bourgeoise, il a refusé le salariat pour partir à l’aventure sur les routes du quart-monde, sac au dos. C’est le prolétaire de la bobo-itude. Il est allé jusqu’au bout de lui-même. Il a remué les bas-fonds de la société. Ce que le petit bobo voit dans un film français misérabiliste subventionné, confortablement assis dans un fauteuil de l’Accatone ou de l’Utopia, lui, le Bozo, le vit au quotidien. Les galères succèdent aux dérives, les dérives aux squats, les squats aux descentes…ça valait vraiment la peine de se foutre en l’air pour tourner le dos à cette société d’exploiteurs, devenir un Céline de caniveau, quelle classe, quelle authentique parcours poétique!

5. Il y a enfin le Bobé (bourgeois béhème), version de droite du bobo, européen convaincu qui achète sa voiture à crédit en Allemagne (d’où le nom), ses costumes à Londres, ses chaussures en Italie, sa nourriture dans les épiceries fines mondialisées. Rarement fonctionnaire à proprement parler, il est plus souvent cadre sup. dans une entreprise plus ou moins en cheville avec l’état (Dassault, Thomson, Bull, Total, France Telecom…) et se plaint tout le temps que les impôts sont trop élevés et étouffent la croissance. Il veut bien libéraliser si cela signifie payer moins d’impôts mais « il faut quand même aider les entreprises et conserver la sécu ».