Lettre à Florence Aubenas

Publié le 03 octobre 2010 par Unpeudetao

Emmurée
Ton cœur continue à battre
au fond des ténèbres
Dans ton cœur
un œil s’est ouvert
Il voit ce que nous ne savons plus voir :
le rictus du bourreau
tapi en chacun de nous
le visage de l’innocence
piétiné par la horde
l’étincelle de compassion qui seule
peut nous illuminer de l’intérieur
la main qui s’ouvre
pour que la tendresse jaillisse
comme de source
le signe de reconnaissance
avant la fonte des métaux humains
dans l’acte prodigieux de l’amour
la bouche sans fard
d’où vont couler
les paroles si rares de vérité
les sept lettres plus que parlantes
de notre souveraine liberté

Emmurés
dans leurs propres ténèbres
tes geôliers campent hors du temps et du monde
De leur humanité
ils n’ont plus qu’un vague souvenir
Ils n’ont d’autres membres
que leurs armes
d’autre tête
que le chaudron en ébullition de la haine
d’autre cœur
que la pierre ponce servant à affûter les couteaux
Emmurés
dans leurs propres ténèbres
tes geôliers ne savent pas ce qu’ils font

Et nous qui oublions les nuits
pour ne compter que les jours
tournoyant dans le cirque violemment éclairé
de nos libertés insipides
nous pensons à toi Florence
en espérant qu’un œil s’ouvre dans notre cœur
et nous révèle
ce que nous ne savons plus voir :
nos gestes quotidiens de petits prédateurs
qui rarement s’ignorent
la couleur du mensonge
étalée sur toute la palette des discours
la cassure irrémédiable de notre planète
pour mieux séparer
les élus des laissés-pour-compte
la toile solide
de l’araignée de l’indifférence
qui enserre peu à peu nos facultés
les barreaux contre lesquels nous nous cognons le front
en regardant passer au loin
la caravane de nos rêves

Emmurée
Ton cœur continue à battre
Dans ton cœur
l’œil qui s’est ouvert
voit maintenant en nous
Il relit notre histoire
en la traduisant dans toutes les langues
Grand prince
il en corrige même les fautes
et nous met en demeure
d’écrire une nouvelle page
inspirée par la leçon des ténèbres
intronisant enfin la raison et ses lumières
Vois-tu Florence
c’est toi
qui voles à notre secours !

Abdellatif LAÂBI, Créteil, Mars 2005.

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