Anthologie permanente : Ilhan Berk

Par Florence Trocmé

Suzanne, la grande sœur du Petit-Théâtre1 
ou 
Une comédienne aux toilettes 
 

Saadet Akay (Suzanne, la grande sœur) est née en 1923 à Izmir
 
Sur la carte d’identité qu’elle garde toujours sur elle, le nom de son père : Yoko.  
Le nom de sa mère : Rafk 
 
« J’ai étudié à l’Alliance2 jusqu’en septième. » Ensuite le ciel s’est assombri. 
 
Pendant  un temps, elle a contemplé les montagnes depuis la fenêtre de sa maison.  
Elle n’a pas compris les montagnes. 
 
A l’âge de quatorze  ans, elle a aidé sa sœur comme couturière. Elle a faufilé. 
Elle a balayé le magasin.  
 
Les dimanches, elle a étudié les penseurs juifs. Elle s’est beaucoup  ennuyée. 
 
A quinze ans, elle a conçu le monde comme un village sans couleurs. 
 
Elle a aimé les saltimbanques de la rue. Tendu des cordes dans le jardin de sa maison. 
 
« A cette époque, à Izmir, dans les cinémas, il y avait des représentations  d’acrobatie et de théâtre et les places étaient à cinq kurus. » 
 
C’est là qu’elle a rencontré Mariça l’acrobate. « Mariça faisait la quête et vendait des cartes  à 1 kurus. J’ai donné un centime et j’ai reçu une carte. » 
 
Tout à coup, elle a pris conscience de son corps, elle a alors regardé  son  corps. 
Elle a gardé en mémoire ce qu’elle avait vu. 
 
Ainsi, l’acrobatie s’est emparée de son corps pour ses dix-sept  ans. 
 
Arlık a entrepris d’arroser les fleurs de sa bouche avec enthousiasme et elle s’est lancée dans l’acrobatie. 
 
A vingt ans, elle a conversé avec le prophète Moïse, commencé l’acrobatie au sol et sur un fil. 
 
A cette époque Söke3 sentait la pomme et elle aimait l’odeur de la pomme. 
 
On l’a vue dans « Rus Geliyor Aska Rus’un Askı Baska »4 
 
Son visage de fée a illuminé le théâtre. 
 
Elle s’est mariée. « Mon mari est devenu clown, moi je suis restée au théâtre. » 
 
Désormais, à Istanbul, ils allaient et venaient jusqu’à la maison par le tramway n°14 et s’arrêtaient devant les boutiques d’antiquités. 
 
A trente-cinq ans, elle a joué avec Muammer Karaca dans Cibali Karakolu Elle a beaucoup plu. 
 
En 1975, elle s’est intéressée aux marionnettes. Elle s’est consacrée aux marionnettes avec entrain. 
 
Elle a beaucoup pleuré lorsque son mari l’a laissée seule avec ses pantins. 
 
Elle a pris le lit. Sa voix s’est éteinte. Un moment, elle a regardé le monde avec sa voix éteinte.  
 
Maintenant, elle s’occupe des toilettes du Petit Théâtre. Elle ouvre et ferme les rideaux de Içinden Tramvay Geçen Sarkı5 
 
 
Ilhan Berk, extrait du recueil Pera, « Küçük Sahne’nin Suzan… », pages 148 à 149, traduction inédite de Marie-Michèle Martinet 
 
à propos de ce livre 
Composé de textes courts, dont l’ensemble fragmenté suivant la cartographie des lieux est construit comme une sorte de cadastre animé où les rues existeraient comme des personnages à part entière, Pera est un météore inclassable, mélangeant les textes en prose aux poèmes, émaillé d’images désuètes, de vieilles réclames peut-être publiées autrefois dans le Journal de Constantinople ou l’Écho d’Orient dans lesquels elles auraient été découpées… 
 

1. Premier théâtre turc privé créé par Muhsin Ertugrul. 
2. Cette école accueille une majorité d’élèves juifs. 
3. Sous-préfecture d’Aydın. 
4. Ce titre est un jeu de mot jouant sur la phonétique turque. Il annonce l’arrivée d’un Russe (généralement vécue, en Turquie, comme un ennemi héréditaire à éviter comme la peste) et prétend que « pour l’amour, il n’y a rien de mieux qu’un Russe ».  
5. Pièce de théâtre de Ferhan Sensoy évoquant la carrière du comédien allemand Karl Valentin. 
 

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A propos des rues, des gens, des maisons, VII 
Rue Nuruziya1 
 

Désormais, la rue Nuruziya tout particulièrement est un sujet d’archéologie. Juste au commencement de Cadde-i Kebir, seulement là, on peut voir qu’elle sort un peu sa tête, et qu’elle disparaît tout de suite après. Sans les voix des élèves du lycée (qui est maintenant un lycée d’Etat) elle aurait oublié qu’elle est une rue. De nos jours, la rue Nuruziya est pour nous le temps suspendu de l’histoire. Ceux qui ont connu l’époque où la flamme pure des becs de gaz illuminait cette rue et ses belles maisons d’ambassadeurs ne cessent de parler d’elle et de son petit air charmant. La maison numéro 19 est à elle seule tout une histoire. 
Lorsque que Franz Liszt vient à Istanbul (ce Liszt aux longs cheveux et au grand nez qui a dit que « le temps est l’une des découvertes de l’homme ») il s’installe dans cette maison à l’invitation du célèbre fabricant de piano H. Alexandre Commendiger. Il est alors sur le point de mettre un terme à l’une de ses grandes passions. Cependant, Alphonsine Plessis (cette chère beauté qui ne partait jamais en voyage sans emporter un crayon à papier) passe de vie à trépas chez un chocolatier parisien (à la Marquise de Sévigné), et c’est ainsi que l’histoire d’amour prend fin. Liszt trouvera cependant l’occasion d’être reçu en audition au palais par le Sultan (1847). Les célèbres familles Castelli et Sümer font également partie des habitants de cette rue. On sait aussi que la belle Mademoiselle McCarthy logeait au numéro 43. Cette belle demoiselle vivrait jusqu’à quatre-vingt-dix-sept ans. Il paraît qu’elle prenait grand soin de ses dents et qu’elle utilisait exclusivement le dentifrice Pertev. Devenue vieille et incapable de marcher, comme une de ces poules de race aux larges pattes couvertes de plumes, ne pouvant plus sortir de chez elle, elle remettait au concierge le tube vide de dentifrice Pertev dont elle ne se séparait jamais pour qu’il lui en achète à nouveau. 
 
Ilhan Berk, extrait du recueil Pera, « Sokaklar Insanlar Evler Üzerinedir, VII », pages 122-123, traduction inédite de Marie-Michèle Martinet 
 

1. Rue dans laquelle se situe aujourd’hui encore le Palais de France. 

 
Bio-bibliographie d’Ilhan Berk 
 
par Marie-Michèle Martinet
 
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