Tueries au Kenya: "Je suis un Kikuyu, je vais mourir"

Publié le 02 janvier 2008 par Willy


Par David Servenay  - http://rue89.com/



Des témoignages glaçants circulent sur les blogs kenyans après les massacres qui ont suivi l'élection présidentielle truquée.

Photo: une victime des affrontements ethniques à Nairobi mardi (Stringer/Reuters).

Trois cents, quatre cents morts? Peut-être plus? Le Kenya n'avait en tout cas jamais connu de telles émeutes depuis son indépendance en 1963. Inédits, ces massacres se sont déclenchés à l'issue d'un scénario cependant classique: une élection présidentielle tellement truquée, pour assurer au président sortant Kibaki un tranquille second mandat de cinq ans, que même la Commission électorale n'a pas pu l'avaliser.

Révoltés, les partisans de son principal opposant Raila Odinga (un Luo qui pense qu'une "nation dirigée selon des critères ethniques est une nation en guerre avec elle-même") s'en sont alors pris aux Kikuyu, perçus comme les suppôts d'un pouvoir corrompu et illégitime.

Alors que la police a été appelée en renfort dans certaines zones du centre du pays, revue de blogs qui témoigne de la violence qui a saisi la rue kenyane. D'après un dernier bilan, ces heurts ont fait au moins 299 morts.

Barrages et chasses à l'homme sur une base ethnique

Le blog de Daniel Lipparelli, un humanitaire vivant au Kenya, fait froid dans le dos. S'il ne se sent pas personnellement menacé, cet Américain rapporte plusieurs témoignages glaçants:

"Nous avons un autre ami, un Kikuyu qui vit à Eldoret. Sa femme, leur fille et lui sont enfermés chez eux. Ils n'ont pas ouvert leur porte depuis trois jours. Je lui ai parlé hier soir, et il m'a dit qu'il pouvait entendre des gens tués autour de leur maison, et pouvait voir de sa fenêtre des maisons incendiées.

"Il avait réellement peur hier soir. Il ne savait pas s'il survivrait à cette nuit. La protection de la police n'est pas suffisante. Il dit qu'il a un endroit sûr où il peut se rendre, mais c'est de l'autre côté de la ville, et même s'il parvient à sortir et à trouver un taxi, il y a des barrages sur les routes pour bloquer les Kikuyus.

"Je l'ai rappelé ce matin, et il m'a dit que la situation était toujours difficile, et qu'il pouvait voir d'autres maisons en flammes. Il nous a demandé de prier pour lui."

Certains internautes, écrit Lipparelli, ont critiqué le ton alarmiste de ces posts. Voici sa réponse:

"Des gens se font tuer à travers tout le pays et ce n'est pas fini. Je ne peux pas poster une note sur mon blog pour dire que tout va bien quand j'ai des amis kenyans qui tentent de sauver leur peau.

"Tout ce que je peux dire, c'est que si les posts de mon blog vous sont insupportables, ne les lisez pas. Je me suis engagé à écrire la vérité, et de m'en tenir aux faits. Si je ne sais pas que c'est un fait, je le dirai."

Un autre expatriée américaine, Meredith Lopez, missionnaire à Kitale, raconte sa journée d'hier. Là encore, le récit fait état d'un réel climat de peur dans la population:

"Moins d'une heure après ma conversation téléphonique avec Paul, un autre ami vivant à Eldoret m'a appelé. Il était survolté et je pouvais à peine le comprendre, il sanglotait. Voici notre conversation:
- Tony: Mary, je t'appelle pour te dire au revoir. Ils brûlent nos maisons, ils arrivent, ils vont me tuer, je suis un Kikuyu, je vais mourir.
- Moi: Ça va aller Tony, va dans un endroit sûr (j'entends des cris et des hurlements dans le fond).
- Tony: Mon dieu Mary, ils arrivent, ils nous encerclent, ils arrivent...
(Communication interrompue.)

Je rappelle:
- Mary: Tony, où es tu? Que se passe-t-il? (toujours des cris dans le fond).
- Tony: Ce sont les [nom d'une autre ethnie]. Ils ont des lances et des flèches, ils sont après nous. Mon dieu Mary, mon dieu... Prie, ils arrivent, ils sont tellement nombreux.
- Moi: Enfuis toi, cours aussi vite que tu peux.
- Tony: Je dois partir (il crie, cherchant à reprendre son souffle tout en courant).
(Le téléphone s'interrompt.)"

Tony et Paul, apprend-t-on plus loin, sont toujours vivants. Cachés, mais vivants.

La réponse des autorités: loi martiale et ordre de tirer sur les manifestants

Myriam Clerge, du site Impunity Watch Reporter relate les premières mesures prises par les autorités de Naïrobi:

"Alors que les émeutes s'étendent à travers le pays, le gouvernement a pris les premières mesures pour imposer la loi martiale dès dimanche soir, en interdisant tous les médias émettant en direct.

"La police, qui surveille l'application d'un couvre-feu de 6 heures du matin à 18 heures, a dit à Associated Press qu'elle avait reçu l'ordre de tirer pour tuer (shoot to kill). Ces ordres ont divisé les forces de police, dont de nombreux officiers sympathisent avec les manifestants."

Le blog de Kumekucha raconte par le menu le processus électoral, ses entorses et la révolte -presque inattendue- de plusieurs membres de la Commission électorale qui ont refusé de couvrir les nombreuses fraudes constatées par des observateurs indépendants.

"Et maintenant, une bombe. Hier, quatre membres de la Commission électorale ont convoqué une conférence de presse pour dire au monde qu'il y a quelque chose de profondément faux dans les résultats de cette élection.

'Ces quatre héroïques Kenyans qui ont fait là quelque chose de juste s'appellent: Mr Jack Tumwa, Mr D.A. Ndamburi, Mr Samuel Arap Ngeny and Mr Jeremiah Matagaro."

Sous ce post, plusieurs commentaires de Kenyans souvent issus de la diaspora, qui n'arrivent pas à croire à la fatalité de l'engrenage de la violence. Parmi ceux-ci, relevons ce commentaire anonyme:

"Sauvons le Kenya! Le Kenya ne doit pas plongé dans les ténèbres qu'on connu la Somalie, le Congo ou le Rwanda. Kenyans, nous sommes trop intelligents et pragmatiques.
Signé: un Kikuyu concerné."

Même tonalité dans les commentaires du blog de Daniel Molokele, un Sud-Africain suivant de près l'actualité politique du continent. Cette fois-ci, l'internaute se présente sous le nom de Mba Nbo, Kenyan:

"Le seul pays d'Afrique sub-saharienne qui n'a pas connu de guerre civile -et après cinq décennies, notre nation rejoint le rang des nations blessées.
Mon seul espoir et ma prière -Ne pas faire un autre Biafra, Rwanda ou drame d'Afrique sub saharienne.
Si seulement, en tant que nation, nous pouvions prouver au reste du monde... Mais je sens que nous aussi allons succomber."

Et Daniel Molokele de reprendre les récits de la presse kenyane:

"«Pas de Raila! Pas de paix!", chantent les jeunes dans le bidonville de Kibera –un des plus grands d'Afrique. Ils allument des feux sur la route et ont incendié une station essence avant que la police n'interviennent en tirant des grenades lacrymogènes et en ouvrant le feu. Des corps gisent dans les allées poussiéreuses et sales."