Nate et moi, on a atterri en Armorique un peu par hasard, surtout à cause du prix de la maison qui était sur Internet.
Nate cherchait une maison n’importe où, il voulait juste qu’il y ait des arbres autour et la mer pas trop loin. Moi j’avais dit « la Côte d’Azur », à cause du soleil et du Festival de Cannes (tu sais que Javier Bardem était au festival de Cannes, cette année? Je kiffe Javier Bardem). Mais Nate m’a demandé si j’avais vraiment envie de passer les vingt prochaines années à croiser des retraités pleins aux as avec des tronches comme des steaks trop cuits et à nager au milieu des sacs poubelle. Nate a souvent des idées très arrêtées sur les choses et sur les gens, encore plus que moi.
Et donc il a cherché sur Internet mais en évitant soigneusement la Méditerranée (de toute façon c’était beaucoup trop cher) et c’est comme ça qu’il a trouvé la maison dans laquelle on habite maintenant depuis quelques semaines, et qui est très typique de la région à ce qu’on nous a dit (je savais pas que dans la région, c’était typique d’avoir des fuites dans le toit et des volets qui tiennent qu’à moitié, mais l’agent immobilier, qui s’appelle Pierrick et qui vendrait sa mère à des trafiquants d’organes Ouzbeks s’il le fallait, a été très persuasif).
Le premier jour dans mon nouveau collège, le mois dernier, j’ai essayé d’expliquer à ma prof principale (madame Le Floch, qui est aussi ma prof d’anglais) que j’avais pas choisi d’habiter en Armorique, et que donc c’était pas la peine que toute la classe se mette à brailler « Degemer mad, Penaos ‘mañ ar bed ganeoc’h ? » pour m’accueillir. La prof, elle m’a regardée comme si je sentais le poisson pas frais, et puis elle m’a envoyée à ma place.
Après, j’ai passé le reste de l’heure à apprendre à dire bioutifoul sur tous les tons. Pour madame Le Floch, tout est bioutifoul. Son tailleur est peut-être riche, mais son anglais est un peu fauché, je crois qu’elle devrait sortir plus souvent et aller voir des films de Quentin Tarantino: elle apprendrait beaucoup de choses sur la langue de Shakespeare et aussi sur l’anatomie. Quand j’ai levé la main pour lui demander si on pourrait étudier le Journal d’un vieux dégueulasse de Bukowski, qui est un écrivain génial pour qui l’amour est un chien de l’enfer, madame Le Floch a fait la même tête que ma tante Esther, qui est la sœur de Nate et qui a souvent des gaz qui ne veulent pas sortir et qui lui font remonter le côlon transverse derrière la glotte (tante Esther habite à Ushuaïa avec mon oncle Juanito, qui est chômeur professionnel, et Nate dit que ses problèmes de transit, c’est à cause du climat subpolaire océanique).
Le soir, quand Nate est venu me chercher, elle lui a demandé si on avait des problèmes dans la famille, quelque chose qui pourrait expliquer mes tendances à l’inadéquation sociale. Nate lui a expliqué le coup de ma mère, de l’ashram et tout ça. Il lui a aussi raconté l’histoire des tests dans mon école d’avant, quand j’étais beaucoup plus petite, où la maîtresse pensait que j’étais débile légère ou peut-être psychotique parce que je lui avais fait remarquer que les motifs colorés qu’elle (la maîtresse) nous désignait comme « houuu, les zolis dessins, qui veut jouer à nommer les couleurs de ces zolis dessins? », ça s’appelait plutôt des algorithmes séquentiels, vu que les couleurs se suivaient de manière systématique selon un schéma méthodique et répété. J’avais donc passé toute une matinée à tracer des formes et à répondre à tout un tas de questions, et à la fin des types en blouses blanches ont dit à Nate qu’ils le félicitaient, que j’avais un Q.I à 150, et est-ce qu’il avait déjà envisagé de me faire psychanalyser ?
La prof, elle a beaucoup hoché la tête pendant que Nate lui racontait tout ça. Elle disait, « je vois, je vois » et à la fin, elle a serré la main de Nate, elle m’a gentiment ébouriffé les cheveux et elle a dit qu’elle lui ferait signer les autorisations de piscine et de transport scolaire bientôt, qu’il devait m’acheter trois cahiers en format A4 et deux stylos (un bleu et un rouge), que la cantine se payait en fin de mois, et est-ce qu’il avait déjà envisagé de me faire psychanalyser ?