Alice Ferney, Passé sous silence, Actes Sud

Publié le 08 septembre 2010 par Irigoyen
Alice Ferney, Passé sous silence, Actes Sud

Fils de pied-noir, je me suis toujours intéressé à la guerre d'Algérie. Je salue donc toutes les tentatives de briser le tabou autour de ce moment tragique. Plus on en parlera et mieux ce sera. Car l'enfouissement de cette période de l'histoire conforte chaque camp dans ses propres certitudes. Seule sa mise à jour totale rend possible un dialogue encore difficile. Je crois que la littérature peut être une aide précieuse pour les historiens.

Alice Ferney s'attaque avec courage à ce que certains nomment encore avec un euphémisme abject les « événements ». Son dernier roman met en scène deux officiers de l'armée française, le général Jean de Grandberger et le colonel Paul Donadieu. Le premier est président « d'un Vieux Pays ». Le second un citoyen de la « Terre du Sud » qu'il aime avec passion au point de ne pas vouloir la partager. Au fil des pages se dessinent les portraits de Charles de Gaulle et de Jean-Marie Bastien-Thiry – auteur d'un attentat raté contre l'homme au képi en 1962 au Petit-Clamart -.

Leur rencontre est un duel singulier et fatal. Les idées, les mots et les armes y tiennent une place égale. S'y mêlent le courage passionné d'un homme et la raison d'Etat, la conviction obstinée d'un accusé et la rancune d'un chef, la droiture d'un jeune officier et le machiavélisme d'un meneur politique, la pureté d'un conjuré et l'intransigeance d'une personnalité couronnée par son passé. Deux caractères d'exception, l'un idéaliste et l'autre réaliste, se toisent avec la même rigueur (et non une moindre vigueur) d'un bord à l'autre d'un événement tragique, dans une tourmente qui semble ne pouvoir trouver d'une fin sanglante et partielle. Frères jumeaux aux extrémités d'un temps, ennemis dans le présent, tous deux pareillement époux, pères, patriotes, officiers de l'armée au service de leur pays, intègres par éducation, aristocrates de l'esprit, mais qui n'atteignirent pas le même degré de pragmatisme, s'opposent sur le terrain de l'Histoire qui se fabrique.

Je lis ici et là qu'Alice Ferney « réhabiliterait » l'image de Bastien-Thiry dans ce roman. Rien ne me paraît plus inexact. Il y a dans ce livre une tentative réussie de présenter aussi clairement que possible l'affrontement philosophique entre deux hommes. L'un est un politique. Il est l'homme qui veut donner corps au droit imprescriptible des peuples à disposer d'eux-mêmes.

L'auteure montre bien l'évolution du vieux général qui, au départ, est contre l'indépendance de la Terre du Sud. Et s'il y a évolution chez lui c'est peut-être parce qu'il délaisse progressivement son képi pour un costume d'homme politique. On peut appeler cela réalisme ou opportunisme. Je m'abstiendrai bien de trancher cette querelle.

La force de ce roman est de montrer cette évolution en restant dans l'aspect psychologique du personnage, en allant au plus près de lui, en suivant pas à pas son évolution. Une évolution qui n'est sans doute pas innocente, qui est probablement liée à la volonté de laisser une trace dans l'histoire. Le général devenu homme politique devient alors un personnage.

Il fallait partager ses vues, recevoir ses avis, admirer son spectacle. Il parlait franc et châtié, goûtant les changements de ton, faisant la canaille, avec le vocabulaire d'un lettré passé par le métier des armes : osé et pittoresque, large et imagé, sans banalité. Un comédien-né habitait ce grand homme, une bête de scène qui n'avait d'ailleurs pas chômé : ses discours, Grandberger les avait toujours écrits lui-même et répétés, de préférence devant son miroir. Ses mots étaient des pièces uniques, et ses idées des lumières qu'il testait sur les plus intelligents personnages qu'il avait recensés.

Face lui il y a donc un homme qui ne transige pas avec la fidélité aux idéaux. Donadieu, le militaire rebelle, prend comme une douche froide l'évolution politique du Vieux Général. Alice Ferney décrit à merveille un colonel qui se sent progressivement investi d'une mission plus grande. Celle d'incarner une autre France, celle qui aurait historiquement raison contre ceux qui voudraient la dévier de son cours naturel.

On remarquera dans ce livre que la narratrice emploie toujours le « Tu » quand elle s'adresse à Donadieu. D'où, peut-être, cette conclusion très légère et infondée selon laquelle Alice Ferney se sentirait plus personnage du personnage de Donadieu. Mais n'en montre-t-elle pas les limites ? N'en dresse-t-elle pas le côté dangereux quand elle écrit :

Tu affermissais ce que tu pensais jusqu'à pouvoir en être certain.

Plus loin :

La liberté des peuples indépendants ? Tu y croyais pour les peuples indépendants. Mais la Terre du Sud, liée depuis longtemps au Vieux Pays, n'en était pas. Les sangs s'étaient mêlés. Un pacte ancien que nul ne pouvait rompre attachait des milliers d'âmes au lumières du Vieux Pays. Le sens de l'Histoire ? C'était donner une direction à quelque chose qui n'en avait pas.

Au commencement de cet affrontement à distance il y a la parole politique. Celle-ci n'est finalement rien d'autre que la parole des hommes qui la font. Je trouve très utile que ce roman vienne rappeler combien les mots ont une importance dans le débat et combien le non-respect de cette parole peut avoir comme conséquences tragiques.

Jean de Grandberger pourtant n'est pas clair ou l'est sans l'être. Il se trouve clivé, tiraillé entre ses conclusions réalistes qu'il préfère taire et le rêve impossible qui plaît à la foule. Devant l'élan fraternel, il oublie les unes pour alimenter l'autre. Et il laisse chanter le peuple heureux : Qui pourra défaire le sang qui nous unit ? Ambigu, son discours dit tout ce qu'on veut lui faire dire. Il arme l'équivoque.

Cette attitude, cette capacité à dire une chose tout en signifiant son contraire déroute Donadieu qui, au départ, croit en la parole de sa tutelle.

tu avais décrypté une promesse là où il n'y avait qu'un discours équivoque

Une fois qu'il prend conscience de la supercherie, Donadieu évolue lui aussi. Il prend le chemin de la radicalité. Il s'agit-là d'un choix pleinement assumé de la part d'un homme qui répond ainsi à une alternative philosophique : l'obéissance à une hiérarchie qui se trompe – dont il estime qu'elle se trompe - ou bien la fidélité à des principes dont l'expression violente est elle-même contraire aux fondements d'un état démocratique. Chez Donadieu, ce choix est justifié métaphysiquement.

Tu venais valider ta colère par ta foi.

Ce très prenant roman d'Alice Ferney fait en quelque sorte écho à celui de Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme, toujours chez Actes Sud. Le lisant pour les besoins de l'émission « Jeux d'épreuves » sur France Culture je vous promets d'en parler prochainement dans ce blog. Pour mémoire, je vous rappelle également qu'est sorti, il y a quelques mois déjà, Le beau visage de l'ennemi de Catherine Liépront, au Seuil, dont j'avais parlé ici-même.

Le temps passe, la guerre d'Algérie – et non pas les « événements », appelons un chat un chat – revient sur le devant de la scène.

On ne peut que s'en féliciter.