Nom de domaine “.fr” : censure du laconisme du législateur (CC n° 2010-45 QPC du 06 octobre 2010, M. Mathieu P.)

Publié le 07 octobre 2010 par Combatsdh

Nom de domaine sur internet et incompétence négative dans le champ de la liberté d’entreprendre et la liberté de communication

par Serge SLAMA

Le Conseil constitutionnel était saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (CE, 9 juillet 2010, Mathieu P., n° 337320) portant sur l’article L. 45 du code des postes et des communications électroniques dans le cadre d’un contentieux en annulation contre l’arrêté du ministre de l’industrie du 19 février 2010 ayant désigné l’office d’enregistrement chargé d’attribuer et de gérer les noms de domaine de l’internet en terminaison « .fr » (l’AFNIC). Près de 3 mois après sa saisine, le Conseil censure cette disposition pour incompétence négative en estimant que le législateur n’a pas instauré suffisamment de garanties permettant qu’il ne soit pas porté atteinte à la liberté d’entreprendre ainsi qu’à la liberté de communication.

La loi dont est issue l’article 45 du CPCE (loi n° 2004-669 du 9 juillet 2004) avait bien été soumise  au Conseil constitutionnel mais il n’avait pas eu à se prononcer sur cette disposition (CC n° 2004-497 DC du 1er juillet 2004).

Le requérant, qui est un blogueur, représenté par Me François Gilbert, lui-même pas inconnu de la blogosphère juridique, reprochait à ces dispositions de laisser à l’autorité administrative et aux organismes désignés par elle une latitude excessive pour définir les principes d’attribution des noms de domaine.

  Me François Gilbert, lors de sa plaidoirie devant le Conseil constitutionnel le 27 septembre 2010.

Exemple d’adresse « IP » « conseil-constitutionnel.fr » au lieu de « 62.23.169.161 ».

“http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr” 80.239.230.154

ou, le défunt http://www.blogdroitadministratif.net” 82.165.88.135 ou encore le non moins défunt blog de son associé Frédéric Rolin 20.20.20.20.20.20

Le Conseil a, une nouvelle fois, l’occasion d’appliquer sa jurisprudence, déjà classique, sur la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence qui ne peut être invoquée dans le cadre d’une QPC « que dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (voir CC n° 2010-5 QPC du 18 juin 2010, SNC Kimberly Clark, cons. 4 : Actualités droits-libertés du 21 juin 2010) et qui l’a déjà conduit à censurer une disposition législative (CC, n° 2010-33 du 22 septembre 2010, Société Esso SAF :  Actualités droits-libertés du 23 septembre 2010).   En l’espèce, l’article 34 est invocable car il prévoit que « la loi détermine les principes fondamentaux… des obligations civiles et commerciales » (v. CC n° 92-171 L du 17 décembre 1992, cons. 1 et 2). Or, ressortissent de ceux-ci « les dispositions qui mettent en cause leur existence même » (cons. 3 et 4).

Quant au droit et à la liberté affectés, le requérant suggérait un rattachement des noms de domaine au droit de propriété – question qui suscite des controverses doctrinales importantes, comme le rappelle les Cahiers du Conseil constitutionnel (n°30) – ce que le Conseil « n’a pas estimé nécessaire, pour apprécier la constitutionnalité de la disposition déférée, de trancher ». Il utilise tout de même les articles 2 et 17 de la DDHC, qui garantissent le droit de propriété, pour rappeler l’existence d’un « droit de la propriété intellectuelle » (v. sur ce rattachement CC n° 90-283 DC du 8 janvier 1991, cons. 7 et n° 91-303 DC du 15 janvier 1992, cons. 9 et surtout CC  n°2006-540 DC du 27 juillet 2006, cons. 15). Prolongeant surtout le considérant de principe de la  décision « HADOPI 1 » de 2009, qui avait rattaché le droit d’accès à l’internet à la liberté de communication des pensées et opinions de l’article 11 de la DDHC (CC n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, cons. 13), auquel il ajoute la liberté d’entreprendre, déduit de l’article 4 de la DDHC, le Conseil estime qu’ « en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services dans la vie économique et sociale, notamment pour ceux qui exercent leur activité en ligne, l’encadrement, tant pour les particuliers que pour les entreprises, du choix et de l’usage des noms de domaine sur internet affecte les droits de la propriété intellectuelle, la liberté de communication et la liberté d’entreprendre » (cons. 5).

Or, en l’espèce, le Conseil estime que le législateur a, sous la seule réserve des droits de la propriété intellectuelle qui sont suffisamment préservés, « entièrement délégué le pouvoir d’encadrer les conditions dans lesquelles les noms de domaine sont attribués ou peuvent être renouvelés, refusés ou retirés ». Il constate donc que la loi n’institue pas « les garanties permettant qu’il ne soit pas porté atteinte à la liberté d’entreprendre ainsi qu’à l’article 11 de la Déclaration de 1789 » et censure l’article L. 45 (cons. 6). Les Cahiers développent une analyse plus longue, le comparant notamment aux règles fixées par l’Union européenne pour l’attribution des noms de domaines en « .eu », en relevant que le nom de domaine « n’est pas simplement l’équivalent d’une suite de chiffre désignant l’adresse IP d’un ordinateur assimilable à une fréquence hertzienne ou à un numéro de téléphone » et que « la vie économique et sociale souligne tous les jours combien les noms de domaines sur internet sont beaucoup plus que cela » - ce qui permet de mesurer « dans quelles proportions le législateur français a abandonné sa compétence, en la matière ». Les Cahiers soulignent aussi que : « L’article 34 de la Constitution ne peut, désormais, se satisfaire du laconisme de l’article L. 45 du CPCE ».

Pourtant, soulignant une nouvelle fois qu’il ne dispose pas « d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement », le Conseil estime qu’ « il ne lui appartient pas d’indiquer les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales qui doivent être retenus pour qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité constatée ». Il prononce cette abrogation différée au 1er juillet 2011 (comme pour la garde à vue dans sa décision Cons. constit. n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 M. Daniel W. et autres, Actualités droits-libertés du 7 août 2010) pour permettre au législateur de remédier à l’incompétence négative constatée « eu égard au nombre de noms de domaine qui ont été attribués » et à l’insécurité juridique créée (v. pour une modulation des effets dans le cadre de l’article 61 pour incompétence négative : CC  n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés, cons. 58).

Il ajoute, d’une part, que les actes réglementaires pris sur le fondement de la disposition en cause (décret du 6 février 2007 et arrêté du 19 février 2010) « ne sont privés de base légale qu’à compter de cette date » et, d’autre part, « que les autres actes passés avant cette date en application des mêmes dispositions ne peuvent être contestés sur le fondement de cette inconstitutionnalité » (cons. 7). Il est précisé dans les Cahiers qu’il en va spécialement ainsi pour les décisions qui ont été prises et qui seront prises jusqu’au 1er juillet 2010 [sic : 2011] par les offices d’enregistrement en matière de retrait ou de refus d’attribution ou de renouvellement d’un nom de domaine.

Le commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel insiste, curieusement, sur le fait que cette décision « a affirmé une réserve de compétence du législateur mais n’a pas reconnu un droit constitutionnel au libre choix de son nom de domaine pour créer son site internet ». Vraiment?

Cons. constit. n° 2010-45 QPC du 06 octobre 2010, M. Mathieu P. [non-conformité avec effet différé]

Actualités droits-libertés du 07 octobre 2010 par Serge SLAMA

Les lettres d’actualité droits-libertés du CREDOF sont protégées par la licence Creative Common

  • Afnic, “Le Conseil constitutionnel rend sa décision sur le cadre législatif des noms de domaine”, Communiqué de presse Saint Quentin en Yvelines, le 6 octobre 2010.
  • “Internet : la loi sur les noms de domaine, censurée, devra être clarifiée“, AFP, 6 octobre 2010 de Pierre ROCHICCIOLI.
  • Cédric Manara, “Le droit français des noms de domaine inconstitutionnel ? “, Domainesinfo.fr.