Critique de « Ru » de Kim Thúy

Par Sumba

Entre le Vietnam et le Québec : un Ru de différences

Entre le français et le vietnamien coule un fleuve de différences. Pour preuve la signification du petit mot « ru », qui pour nous désigne un ruisseau, ou, au figuré, « un écoulement (de larmes, de sang, d’argent) », et qui au Vietnam devient une « berceuse ». Pourtant, on le sent, un pont subtil relie les deux langages : la même idée de douceur, de laisser-aller traverse les barrières du langage. Ce sont ces passerelles qu’explore Kim Thúy dans son premier roman, Ru, où elle remonte le cours de ses souvenirs cousus de guerre, mais aussi de sérénité.

A l’image de son roman fait de courts fragments, Kim Thúy a une vie mosaïque. A chaque période de son existence correspond un lieu, et une activité. L’enfance, dorée mais ultra-protégée, se déroule dans les cendres de Saigon, « là où les débris des pétards éclatés en mille miettes coloraient le sol de rouge comme des pétales de cerisier ». Enfance amputée, en vérité. Car le communisme atteint le Sud-Vietnam, et force la jeune Kim Thúy, à peine âgée de dix ans, à fuir son pays pour atterrir en Malaisie. Là, l’horreur des camps de réfugiés, où le bruit des mouches fait figure de chant, tant la laideur est immense. Enfin, l’ultime épreuve des boat people débouche sur un calme parfait, un peu trop peut-être : celui du Québec, et de son lot d’incompréhensions.

On comprend alors pourquoi, à la lecture de Ru, on a souvent l’impression d’un incessant dédoublement de la narratrice. D’autant plus que le rythme du récit ne suit pas une ligne chronologique, mais une progression analogique. Bien souvent, l’évocation d’un nom, d’un lieu ou encore d’une saveur du passé vient interrompre un épisode et en ouvrir un nouveau. Si bien que tous les sujets abordés, y compris les plus tragiques, sont emprunts d’une légèreté incroyable, que l’on imagine appartenir à cette femme qui passe du luxe au dénuement comme on traverse une rue, ou un ru.

L’auteure échappe ainsi aux risques inhérents à l’autobiographie : elle ne prend pas le temps de s’installer dans une posture complaisante face à ses souffrances, ni même de se laisser aller à contempler son propre reflet. D’ailleurs, le bonheur retient plus longtemps sa plume que le malheur. L’amour malgré tout, la tendresse d’une simple caresse, éclipsent la mort, la tristesse et l’exil. Aussi les rencontres prennent-elles plus d’ampleur que les disparitions, ce qui fait du Québec, terre d’accueil et de partage par excellence, une contrée idéale pour la jeune Vietnamienne et pour son écriture toute en arborescences.

Car derrière l’apparent désordre du texte, une solide cohérence se profile : celle de la généalogie, qui, même brisée par l’exil, continue d’orienter l’exploration du perpétuel décentrement vécu par l’auteure. Sa mère, son oncle Deux, sa tante Six et sa tante Sept, sa grand-mère, sont autant de personnages décrits avec la tendresse et la compréhension de celle qui a déjà beaucoup vécu, et qui sait à quel point une ligne de vie a vite fait d’être brisée. A ce titre, tous les parcours sont équivalents et dignes de l’intérêt de la narratrice, qui décrit et énumère avec un plaisir évident les « marchandes de soupe, de crème de soja, acheteuses de verre pour le recyclage, rémouleurs, masseurs pour hommes, vendeurs de pain… ».

Chez tous ces êtres croisés, ce qui intéresse par-dessus tout Kim Thúy, ce sont les moyens développés par chacun pour sortir de la misère, pour se remettre de la guerre. Par exemple, Monsieur An a eu la chance de pouvoir observer les nuances du ciel, monsieur Minh de découvrir l’écriture… Et Kim Thúy, elle, qu’est-ce qui l’a sauvée, elle dit n’avait plus de demeure autre que le parfum d’un homme ? Rien d’autre, peut-être, que la richesse des frontières, des différences… Même si tout devient source de doute, si « une marque d’affection peut parfois être compris comme une offense, peut-être que le geste d’aimer n’est pas universel : il doit aussi être traduit d’une langue à l’autre, il doit être appris ».

Ru, Kim Thúy, Editions Libre Expression, 2009, 143 p., 14