Congé parental : répudiation par la Cour de Strasbourg des “rôles sexués traditionnels” dans l’éducation des enfants (CEDH, 7 octobre 2010, Konstantin Markin c. Russie)

Publié le 09 octobre 2010 par Combatsdh

Revirement de jurisprudence sur l’octroi d’un congé parental à un père et répartition sexuée des rôles dans l’éducation des enfants

par Nicolas HERVIEU

Un militaire russe qui a obtenu la garde de ses trois enfants a sollicité, juste après la naissance du dernier de ceux-ci, un congé parental de trois ans. Mais les autorités militaires ne lui accordèrent qu’un congé de trois mois au motif que celui de trois ans n’est ouvert qu’aux femmes militaires. Toutefois, en 2006, un an après le refus initial, un congé parental de deux ans – jusqu’au troisième anniversaire du dernier enfant – ainsi qu’une aide financière substantielle furent finalement accordées à l’intéressé mais uniquement du fait de sa “situation familiale délicate” (§ 16). Saisies par l’intéressé, les juridictions militaires ainsi que la Cour constitutionnelle russe validèrent la décision initiale de refus. Il est à noter cependant que la législation russe ne prévoit pas pour les non-militaires une telle différence entre hommes et femmes.

La Cour européenne des droits de l’homme accueille l’allégation de discrimination dans la jouissance du droit au respect de la vie privée et familiale (Art. 14 combiné à l’Art. 8) et condamne donc la Russie à ce titre. Pour parvenir à cette conclusion, la juridiction strasbourgeoise opère un revirement de jurisprudence concernant la liberté dont dispose les États pour limiter aux seules mères le droit à un congé parental et souligne à cette occasion l’absence totale de pertinence de l’argument tiré du schéma “traditionnel” de répartition des rôles entre hommes et femmes au sein d’une famille, en particulier pour l’éducation des enfants. L’importance de cet arrêt est d’ailleurs visible dès la reconnaissance par la Cour de l’admissibilité des griefs (§ 41) et ce, malgré l’exception préliminaire du gouvernement russe qui soulignait que le requérant ne pouvait plus se prétendre « victime » d’une violation (Art. 34) puisqu’il avait finalement obtenu un congé. Ainsi, outre que le statut de victime ne peut disparaître faute de reconnaissance expresse de la violation par le gouvernement russe (§ 37), les juges refusent de radier l’affaire du rôle (Art. 37) car sonexamen […] contribue à clarifier, sauvegarder et développer les standards de protection” conventionnelle (§ 40). En effet, la législation russe à l’origine de la décision litigieuse initiale est toujours susceptible d’affecter “un large groupe de personne (le personnel militaire masculin) [à qui] il est toujours refusé le droit à un congé parental” (§ 40).

L’examen des griefs au fond se concentre essentiellement sur la justification de la différence de traitement du personnel militaire masculin au sujet de ce droit à un congé parental. Car, s’agissant des étapes préalables, la Cour n’a pas de mal à reconnaître l’applicabilité de la Convention aux faits de l’espèce. Certes, il n’existe pas de droit conventionnel “au congé parental ou […] d’obligation positive imposant aux États d’accorder des allocations de congé parental” (§ 45). Mais de tels droits entrent dans le champ du droit au respect de la vie privée et familiale et, par le jeu de l’article 14, ne peuvent donc être octroyés de façon discriminatoire (§ 45 - pour un même mécanisme s’agissant du droit à une assurance, v. Cour EDH, 1e Sect. 22 juillet 2010, P.B. et J.S. c. Autriche, Req. n° 18984/02 – Actualités droits-libertés du 30 juillet 2010). Puisque l’absence de droit au congé parental ne vise que les militaires et, parmi ceux-ci, les hommes, la Cour examine successivement les deux dimensions de la différence de traitement (§ 46).

Premièrement, s’agissant de la distinction fondée sur le sexe (§ 47), les juges européens s’appuient sur deux tendances ou évolutions pour juger insuffisants les arguments russes. D’abord et de façon générale, “le progrès de l’égalité entre les sexes [qui] est aujourd’hui un but majeur au sein des États membres du Conseil de l’Europe” (§ 47), puis, de façon particulière, le fait que “dans une très large majorité de pays européens, le droit reconnaît que le congé parental peut être accordé tant aux mères qu’aux pères” (§ 49 – « In an absolute majority of European countries the legislation now provides that parental leave may be taken by both mothers and fathers »). Cette analyse, réalisée à l’aide d’un état des lieux en Europe mais aussi au-delà (v. § 28-30), aspire à justifier l’évolution de la jurisprudence strasbourgeoise qui, du fait de “la grande disparité dans les années 1980 entre les systèmes juridiques des États parties dans la sphère des allocations parentales” (§ 49), reconnaissait une marge d’appréciation aux États pour décider de réserver ou non aux mères un tel congé (v. Cour EDH, Ch. 27 mars 1998, Petrovic c. Autriche, Req. n° 20458/92). A l’aune de cette évolution globale “vers un partage plus équitable entre hommes et femmes dans la responsabilité de l’éducation de leurs enfants […] et [du fait] que le rôle de père au foyer [men’s caring] a acquis une reconnaissance, la Cour juge que la référence à la représentation traditionnelle des femmes comme principale éducatrice des enfants [child-carers]” ne suffit plus à justifier une telle différence de traitement entre hommes et femmes concernant le congé parental (§ 49). Il importe de souligner que le raisonnement européen réserve le cas du “congé maternité” qui est destiné à la seule mère afin “de se remettre de la fatigue de l’accouchement et pour allaiter son enfant si elle le souhaite”, clairement distingué du congé parental visant à “permettre aux parents de rester à la maison pour s’occuper personnellement de leurs jeunes enfants” (§ 48), Une telle distinction s’appuie sur le rejet de l’idée, soutenue par la Cour constitutionnelle russe, d’un “rôle social spécial de la mère dans l’éducation des enfants” (§ 48 – « the special social role of mothers in the upbringing of children »). Cette idée est d’ailleurs écartée plus fermement encore dans le deuxième volet de la différence de traitement.

Deuxièmement, en effet, concernant la distinction fondée sur les particularités du statut de militaire, les juges strasbourgeois rappellent que ledit statut peut conduire à des restrictions dans l’exercice des droits conventionnels (§ 51-52). Toutefois, la marge d’appréciation des États dans la sphère de la vie privée et de la famille – en particulier “les relations des parents avec le nouveau né” (§ 54) – est beaucoup plus étroite et seuls des risques pour l’efficacité opérationnelle des militaires “étayées par des exemples concrets” peuvent justifier une restriction des droits des militaires dans ce cadre (§ 53). Tel n’est pas le cas en l’espèce. En effet, l‘argumentation selon laquelle l’exclusion du droit au congé pour les hommes viserait à éviter que l’armée se trouve amputée d’effectifs trop importants à un instant donné au point d’affecter son capacité de combat n’est, selon la Cour, étayée par aucune étude statistique (§ 57). Les juges européens critiquent encore plus sévèrement la solution de la Cour constitutionnelle russe qui estimait que les militaires hommes sont libres de renoncer à leur engagement dans l’armée s’ils souhaitent s’occuper de leurs enfants (§ 58). Le préjugé à peine voilé de ce dernier argument est clairement, et une nouvelle fois, réfuté par la Cour qui refuse d’admettre comme justifiée la différence de traitement “fondée sur les rôles sexués traditionnels, c’est-à-dire la représentation des femmes comme élevant les enfants [child’caring] et des hommes comme soutien de famille [breadwinners – gagnant l’argent]”. Pour démontrer plus encore leur rejet de cette hypothèse, les juges la comparent aux différences de traitement “basées sur la race, l’origine, la couleur ou l’orientation sexuelle” (§ 58 – « To the extent that the difference was founded on the traditional gender roles, that is on the perception of women as primary child-carers and men as primary breadwinners, these gender prejudices cannot, by themselves, be considered by the Court to amount to sufficient justification for the difference in treatment, any more than similar prejudices based on race, origin, colour or sexual orientation »).

La condamnation de la Russie à une quasi-unanimité (§ 59 – v. cependant l’opinion dissidente du juge Kovler – juge élu au titre de la Fédération de Russie) est assortie d’une recommandation de la Cour adoptée sur le fondement de l’article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts) et destinée à guider l’exécution de cet arrêt. Cette suggestion est assez exceptionnelle (§ 65 – v. par exemple Cour EDH, 1e Sect. 22 avril 2010, Fatullayev c. Azerbaïdjan, Req. n° 40984/07 -  Actualités droits-libertés du 26 avril 2010). Néanmoins, elle répond logiquement à l’idée que la législation litigieuse affecte d’autres personnes que le requérant (§ 66 et supra) et consiste ici en un amendement à la loi russe (on remarquera que la Cour ne propose pas explicitement d’étendre au personnel militaire masculin le droit au congé parental puisque, du fait de l’absence d’un droit conventionnel à ce congé, une autre mesure pourrait potentiellement mettre fin à la violation : la suppression de tout congé parental en Russie – § 67). En tout état de cause, l’impact de cet arrêt dépasse de loin le seul droit russe et, en particulier, confère une reconnaissance au statut des pères dans l’éducation de leurs enfants. Il constitue un nouvel et éclatant exemple de ce que la Cour européenne des droits de l’homme tient compte de l’évolution des mœurs en matière familiale et qu’elle va au-delà de « la famille au sens traditionnel » pour reconnaître « qu’il n’y a pas qu’une seule voie ou un seul choix dans la façon de mener et de vivre sa vie privée et familiale » (Cour EDH, 4e Section, 2 mars 2010, Kozak c. Pologne, Req. n° 13102/02 - Actualités droits-libertés du 3 mars 2010).

 Konstantin Markin c. Russie (Cour EDH, 1e Sect. 7 octobre 2010, Req. n° 30078/06) – En anglais

Actualités droits-libertés du 08 octobre 2010 par NicolAIX HERVIEU

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