Un innommable qu'elle cherche à identifier

Publié le 14 août 2008 par Menear
Pas mon habitude de citer des morceaux de critique littéraire par ici (ni même d'en lire, d'ailleurs) mais la tentative de Dominique Viart de débusquer le projet contemporain (ou l'absence de projet, ou l'apparente absence de projet) me pousse à en citer ces quelques pages (bourrées d'italiques, critique oblige). Article disponible chez Publie.net et son catalogue de formes brèves.

On le voit, le projet cherche à débusquer ce qui le fonde. Il met en œuvre ainsi un autre type de rapport à la notion même de projet, plus proche de la projection que du manifeste, et qui s'avère plus problématique que programmatique. Il ne proclame pas l'intention de l'œuvre mais cherche à découvrir dans le sujet lui-même comment cette intention lui est venue, quelle voies elle a pu suivre pour mûrir en lui. Le projet dès lors tient de l'énigme, son énoncé n'est pas affirmatif mais questionnant. Il tient de l'introspection, fût-elle oblique ou indirecte, et non de la proclamation. Il est la matière de l'œuvre et non son paratexte ni sa théorisation. On assiste là à ce que Pascal Quignard appelle : « la déprogrammation de la littérature ».
le projet informulé
Un tel livre nous aide à découvrir qu'une part non négligeable de ce que la critique a longtemps tenu pour les derniers avatars de l'avant-garde se disposait déjà à de tels renversements. On opposerait en effet de la même façon dans cet ensemble complexe et discutable que l'on persiste à recouvrir d'une commune et singulière étiquette « le Nouveau Roman », la coprésence de deux attitudes : d'un côté, Alain Robbe-Grillet, ou même Nathalie Sarraute qui disent dans des articles vite rassemblés ce qui sera la matière et la manière de leurs œuvres, et de l'autre Claude Simon, qui semble n'écrire livre après livre que pour savoir pourquoi il écrit. D'un côté L'Ere du soupçon et Pour un nouveau roman; de l'autre, mais en fin de parcours, au terme d'une œuvre qui cherche son projet, L'Acacia et Le Jardin des Plantes, dans lequel l'écrivain prononce enfin le mot essentiel, non celui de la fin mais celui qui la fonde : « Et pour désigner cela, il y avait peut-être un mot » que l'auteur livre trois pages plus loin : « et à la fin il dit Mélancolie ! » (je souligne). Or « cela » qui décide de l'œuvre figure déjà à son ouverture, dans La Corde raide, à ceci près que Claude Simon ne parvient pas alors à le nommer. L'œuvre se donne ainsi comme toute entière constituée par un innommable qu'elle cherche à identifier.
Il serait sans doute caricatural de résumer une œuvre à un mot – « métaphore » pour Proust, « mélancolie » pour Simon, « genèse » ou « miracle » pour Michon (« rien ne m'entiche comme le miracle ») –, mais le mouvement de l'œuvre est bien celui-ci, qui part à la conquête de son origine, qui se conçoit comme questionnement de ce qui la fonde, et, partant, de ce dont elle hérite. Dès lors on parlerait plus justement d'un trajet que d'un projet : une tra-versée, la tra-duction d'un ineffable, d'un silence auquel il faut donner voix. Or ce silence est bien à l'opposé de tout manifeste, bruyant par nature. On ne peut même pas dire que le projet s'identifie au terme du travail, ce qui est le cas chez Proust, dans Le Temps retrouvé, car jamais, dans cette littérature-là il ne s'identifie comme projet. Le fait-il, c'est avec la conscience de l'échec et de l'illusion d'un enjeu qui en masque d'autres, comme Michon l'écrit à la fin des Vies minuscules. Mais que l'œuvre s'éprouve comme parcours et comme questionnement de sa situation historique, c'est là une conscience nouvelle qui crée une temporalité propre, indépendante de celle des esthétiques modernes.

Dominique Viart, Quel projet pour la littérature contemporaine ?, Publie.net, P.30-33.