Tandis qu'elle finissait l'histoire

Publié le 17 octobre 2007 par Menear
On revoit ses classiques : Woolf après Hamsun et Homère, dans ma liste des lectures actuelles. J'ai commencé Voyage au Phare un peu par hasard, piochant dans l'édition Pochotèque des oeuvres de Virginia Woolf offerte pour mon anniversaire par mes amis-à-moi-que-j'ai le roman au titre le plus agréable. Je me suis basé pour cela sur le titre anglais, To the Lighthouse, traduit en français tantôt par Voyage au Phare, Promenade au Phare ou encore Vers le Phare. Peu importe le titre traduit, cela dit ; cet extrait là m'a particulièrement touché dans sa reconstruction des consciences (en l'occurrence, celle de la mère de famille, Mrs Ramsay). Extrait en deux langues, s'il vous plaît avec, en prime un fichier mp3 de ce même passage, vraisemblablement lu par une vieille bibliothécaire britannique ! (Note : la version anglaise ne possède pas de référence, elle est issue d'une version numérisée trouvée sur le net)

She turned the page; there were only a few lines more, so that she would finish the story, though it was past bed-time. It was getting late. The light in the garden told her that; and the whitening of the flowers and something grey in the leaves conspired together, to rouse in her a feeling of anxiety. What it was about she could not think at first. Then she remembered; Paul and Minta and Andrew had not come back. She summoned before her again the little group on the terrace in front of the hall door, standing looking up into the sky. Andrew had his net and basket. That meant he was going to catch crabs and things. That meant he would climb out on to a rock; he would be cut off. Or coming back single file on one of those little paths above the cliff one of them might slip. He would roll and then crash. It was growing quite dark.
But she did not let her voice change in the least as she finished the story, and added, shutting the book, and speaking the last words as if she had made them up herself, looking into James's eyes: "And there they are living still at this very time."
"And that's the end," she said, and she saw in his eyes, as the interest of the story died away in them, something else take its place; something wondering, pale, like the reflection of a light, which at once made him gaze and marvel. Turning, she looked across the bay, and there, sure enough, coming regularly across the waves first two quick strokes and then one long steady stroke, was the light of the Lighthouse. It had been lit.
In a moment he would ask her, "Are we going to the Lighthouse?" And she would have to say, "No: not tomorrow; your father says not." Happily, Mildred came in to fetch them, and the bustle distracted them. But he kept looking back over his shoulder as Mildred carried him out, and she was certain that he was thinking, we are not going to the Lighthouse tomorrow; and she thought, he will remember that all his life.

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Elle tourna la page ; il ne restait plus que quelques lignes ; elle allait donc terminer l'histoire, bien que l'heure de se coucher fût déjà passée. Il se faisait tard. La lumière dans le jardin le lui indiquait ; et cette coloration blanche que prenaient les fleurs, cette touche grise dans les feuilles, ensemble conjurées, éveillèrent en elle un sentiment d'inquiétude. La raison lui en échappa, tout d'abord. Puis elle se souvint : Paul et Minta n'étaient pas rentrés. Elle rappela devant ses yeux le petit groupe qui se tenait sur la terrasse, devant la porte du vestibule, scrutant le ciel. Andrew avait son filet et son panier. Cela voulait dire qu'il allait attraper des crabes et autres bestioles. Cela voulait dire qu'il grimperait sur un rocher ; qu'il serait surpris par la marée. Ou alors, revenant à la file indienne sur l'un de ces petits sentiers qui surplombent la falaise, l'un d'entre eux risquait de glisser. Il roulerait, et s'écraserait en bas. Il commençait à faire très sombre.
Mais elle ne se permit pas le moindre fléchissement dans la voix tandis qu'elle finissait l'histoire ; fermant le livre, elle ajouta, les yeux rivés à ceux de James, et prononçant les derniers mots comme si elle les avait agencés elle-même : « Et les voilà, toujours en vie au jour d'aujourd'hui. »
« Et c'est fini », dit-elle et elle vit dans ses yeux, tandis que s'y éteignait l'intérêt de l'histoire, naître quelque chose d'autre ; un étonnement, une pâleur, comme la réflexion d'une lumière, qui tout à la fois chargea son regard de fixité et d'émerveillement. Elle se tourna, et que vit-elle, de l'autre côté de la baie, sinon, bien sûr, lancée régulièrement à travers les vagues (d'abord une brève et ensuite le faisceau stable d'une longue), la lumière du Phare. On l'avait allumé.
Dans une minute il allait lui demander : « Allons-nous au Phare ? » Et elle serait contrainte de dire : « Non ; pas demain ; ton père dit que non. » Heureusement, Mildred entra les chercher et le remue-ménage fit diversion. Mais James continua à regarder par-dessus son épaule tandis que Mildred le portait, et elle avait la certitude qu'il pensait ; nous n'allons pas au Phare demain ; et elle songea : il se souviendra de ça toute sa vie.

Virginia Woolf, Voyage au Phare, trad : Magali Merle, La Pochotèque, P. 420
Pas réellement le passage le plus impressionniste du roman, pas non plus l'exemple le plus flagrant des monologues intérieures propre à son autrice, mais un passage qui m'a effleuré, puis touché. La superposition des instants, l'écoulement des secondes qui, en même temps que les pensées du personnage, s'allongent dans un ralenti perpétuel ; une scène banale qui s'écoule simplement et dont toute la tension intérieure (tacite) se cristallise dans la seule phrase finale et elle songea : il se souviendra de ça toute sa vie.