Céline ou la littérature de l’échec

Par Sergeuleski

Si derrière un auteur et son œuvre, on trouvera toujours une blessure (humiliation, perte irremplaçable, traumatisme), car les gens heureux et ceux qui ont réussi, n’écrivent pas... ou bien, des imbécilités sans nom et sans lendemain…

Quelles interprétations donner à la haine célinienne et pas seulement dans les pamphlets de cet auteur ?

D’aucuns s’interrogent sans fin, les raisons à la fois inavouables et inconscientes de cette haine semblant échapper à l’auteur lui-même qui ne s’en excusera jamais : « J’ai eu le tort de l’ouvrir ; j’aurais mieux fait de rester à ma place. Mais aujourd’hui encore, je défis qui que ce soit de m’apporter la contradiction sur ce que j’ai pu écrire à cette époque ».

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Qu'à cela ne tienne !

Vraiment, rien ne remplace une biographie : celle de l’enfance, sous oublier, en ce qui concerne notre auteur, la généalogie de la famille Destouches.

Fils de Fernand Destouches issu d'une famille de petits commerçants et d'enseignants, et de Marguerite Guillou, famille bretonne venue s'installer en région parisienne pour travailler comme artisans et comme petits commerçants…

Le Père de Céline, homme lettré mais incapable d'épargner à sa famille de la hantise du prochain terme à payer (hantise qui sera très longtemps aussi celle de Céline) était opposé aux études ; citant son propre exemple : « Les études, c’est la misère assurée ».

Une mère dentellière, travailleuse indépendante qui vivra péniblement de son métier et de sa boutique…

Lourd de sens, Céline ajoutera : « On a toujours été travailleurs dans ma famille : travailleurs et bien cons ! » (c'est là un fils de commerçant qui s'exprime, et non un fils d'ouvrier. Et la distinction est importante).

Certificat d’études en poche, désœuvré, Céline joint l’armée très tôt, même si, en 1919, il reprend le chemin de l’école, passe son Bac - il a alors 26 ans -, avant d’embra(s)ser la médecine, véritable vocation de Céline, et ce dès l’enfance ; il se dit « guérisseur dans l’âme ». Il étudiera la médecine dans les livres, seul, le soir, tout en travaillant le jour, même si jamais cette médecine ne lui permettra de joindre les deux bouts (… de payer son terme): il fermera son cabinet de Courbevoie très vite après son ouverture – fait lourd de conséquences.

Céline conjurera ce qui n’est pour l’heure qu’une déconvenue, en se lançant dans l’écriture et en entreprenant un long, un très long Voyage (1)

Il poursuivra sa vocation de médecin auprès des pauvres – dans les dispensaires -, non pas par charité mais tout simplement pour la raison suivante : de par son appartenance sociale, et après l’échec de son installation à Courbevoie, Cécile ne pouvait en aucun cas prétendre à une autre clientèle.

1 - Il se vantera d’avoir écrit son "Voyage au bout de la nuit"… avec pour seul souci : être à l’abri du besoin, assuré qu’il était du succès de son récit : « cet ouvrage, c’est du pain pour un siècle de littérature, le prix Goncourt assuré pour l’éditeur qui s’engagera ».

Céline avait vu juste : ce sera le succès, mais le prix Renaudot pour consolation.

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Céline se dit athée mais mystique ; craignant sans doute tout autant l’étiquette d’humaniste que celle d’anti-humaniste, il revendique le fait de ne pas s’intéresser aux hommes mais aux choses. Ecrivain et chroniqueur, pour Céline, écrire c’est mettre sa peau sur la table : « la grande inspiratrice, c’est la mort » : à la fois risque et certitude.

Homme sans joie, chez Céline, le vulgaire, c’est l’homme qui fait la fête ; l’homme qui souffre est seul digne de considération ; et pour cette raison, rien n’est plus beau qu’une prison, puisque les hommes y souffrent comme nulle part ailleurs.

Hormis son appartenance de classe (on y reviendra plus tard), sur un plan générationnel Céline demeure un pur produit de la France de l’après boucherie de 14-18, avec le traumatisme de la trahison de l’espoir et les humiliés de Bernanos ; génération sacrifiée dont nul n’attendait le meilleur ; l’époque l’interdisait : elle n’en avait plus besoin (à ce sujet, difficile de ne pas penser au père de Céline). Aussi, ce meilleur dont l’époque ne savait que faire, cette génération l’a accumulé jusqu’à devenir une force. Et quand cette force s’est libérée, de quoi a-t-elle accouché ? De quelles actions vertueuses ? Ou bien, de quels desseins monstrueux pour avoir trop longtemps macérée dans la frustration, le ressentiment, l’impuissance, la retenue et le dépit ? Ce meilleur-là a alors donné naissance au pire qui est souvent, en littérature, le meilleur, justement !

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Littérature de l’échec que cette nuit noire : échec de la mère de Céline, dentellière à son compte qui mourra épuisée et aveugle à l’ombre du ressentiment d’un mari déclassé ; et puis, Céline lui-même : échec en tant que médecin (sa seule véritable vocation : on ne le rappellera jamais assez !).

Et si... avant de mettre le feu à la littérature, l’exercice de cette médecine qui ne le mettait nullement à l’abri du besoin a pu contribuer à son dégoût plus social qu’humain (sa culture a-politique ne lui a pas toujours permis un tel discernement) pour cette société dans laquelle on ne fait que l’expérience de l’échec…

Dès les années trente, nonobstant le succès littéraire en 1932 de son Voyage (à la fois succès commercial et succès d’estime), Céline devra faire face à un nouvel échec : celui de son intégration sociale, car jamais Céline ne parviendra à se faire accepter malgré sa tentative désespérée de rallier à lui les classes dominantes à coups de pamphlets antisémites - antisémitisme largement partagé à cette époque ; et plus encore, pendant l’occupation, en commettant l’erreur fatale (2) de soutenir un régime et une idéologie par avance condamnés à l’échec (encore l'échec !) : les ignorants plus que les imbéciles… osent tout ; c’est d’ailleurs à cela qu’on les reconnaît ; ce qui, par ailleurs, n’empêche nullement l’expression et l’épanouissement de leur talent, voire de leur génie.

2 - Faute due à l’absence de culture politique et historique au sein d’une classe dépourvue d’approche conceptuelle de l’organisation de la société.

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Céline ne se serait-il donc jamais pardonné de n'être pas sorti de sa classe ?

Car, échec après échec, ne sommes-nous pas aussi tout ce que nos prédécesseurs et nos contemporains ont tenté d'accomplir ? Pays, Etats, régimes, nations, continents, cultures, individus, seuls ou bien en grappes indissociables, nous tous, n'héritons-nous pas de leurs échecs comme de leurs réussites ?

Céline choisissant alors de reporter (et non de retourner contre lui-même ; ce qui nous aurait privés de son œuvre), toute la violence d’un tel déterminisme social sur ses semblables (3); et les heureux élus auront pour noms : les plus faibles - les pauvres qu’il a soignés sans profit ; puis les juifs – minorité de tout temps bouc-émissaire ; mais aussi.. communauté incarnant l’excellence artistique, scientifique et philosophique, et plus important encore : la réussite sociale – argent et pouvoir ; et en médecine, cette communauté n’était pas non plus la dernière à s’imposer…

Violence donc… bientôt étendue à toute la société ; et pour finir : à tout le genre humain.

3 - Encore une fois, attitude typique d'une classe et d'un milieu (petits commerçants pauvres sinon modestes) privés de culture et de conscience et politiques et historiques.

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Si l'amour, c'est l'infini mis à la portée des caniches, Céline n’a jamais cessé d’être ce caniche et tous ses personnages avec lui ; personnages pour lesquels le calice de la réussite est passé loin, très loin d'eux ; calice qu’il ne leur a  jamais été permis d'entrevoir, pas plus que de saisir, eux tous pourtant à la tâche, jour après jour, indéfectibles, comme d’autres... au temple, zélés et fervents.

Céline n’a jamais vraiment quitté sa classe ni son milieu familiale : il n’a jamais su s’en affranchir.

L’aurait-il fait… nombreux sont ceux qui affirment qu’il nous aurait privés d’une œuvre incomparable.

Certes !

Aussi, n’en déplaise à Nietzsche… et si le ressentiment était le sel de la terre, un moteur créatif sans rival et qui ne cessera jamais de nous surprendre ? Après Matthieu, Céline accouchant d’un évangile d’un nouvel ordre : un évangile vengeur mais... privé d’une revanche digne de ce nom...

Car, nul doute, Céline est bien à l’humanisme ce que Sade (marquis triste et désaxé) est au romantisme : introuvables, une fois bien déçus, amères, ils n’en sont et n'en demeurent pas moins, aujourd’hui encore, tous deux, redoutablement, les pourfendeurs impitoyables.

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(Céline et l'herbe à lapin ?)