chute de livre: "mode et internet" -2

Publié le 21 octobre 2010 par Stephane Degor

Internet élargit la palette esthétique des marques

 Si Internet peut contribuer à réintroduire une distance temporelle ou géographique comme nous venons de le voir précédemment, il peut aussi favoriser le développement, l’enrichissement et l’approfondissement de la valeur immatérielle d’une marque.

 Zoom

Pour illustrer ce point, le magazine de luxe en ligne Zoozoom.com constitue peut-être l’un des meilleurs exemples.

Zoozoom.com se définit dés sa page d’accueil comme The Original Online Glossy (Le premier magazine de luxe en ligne). Véritable magazine, le site aborde entre autre l’actualité de la mode quotidiennement. La nouveauté réside dans la manière dont est traitée l’information de mode. Le système de la mode repose, comme l’a souligné Roland Barthes, dés l’introduction de son Système de la mode1, en grande partie sur l’imagerie de mode. Ce que réalise Zoozoom.com est un travail sur cette imagerie elle-même en offrant aux lecteurs deux modes de lectures différents. Un premier, extrêmement classique dans la presse de mode, survalorisant de pures photographies de mode et les accompagnants de textes réédités dans le style qui revient à ce type de presse. Un second, beaucoup plus original, dans lequel les photographies supplantent absolument tout, font disparaître tout texte, tout commentaire, toute légende aussi courte soit elle, toute marque, au point pour la marque de devoir construire son propre récit par elle-même. Le travail artistique de Zoozoom.com est en ce sens remarquable, puisque le site sélectionne avec le plus grand soin les plus belles images de mode en les mélangeant avec des photographies d’art.

Le site est graphiquement conçu selon les règles de l’habillage télévision plutôt que celles du web, afin d’accompagner cette survalorisation de l’image.

Les photographies se visualisent dans un ordre bien précis, les unes après les autres, afin de développer des narrations. Ces séries sont le plus souvent réalisées par des photographes issus du monde de l’art plastique ou de la mode.

En 2002, la série de clichés Take the right road, réalisé par Karen Detrick, fut une véritable ode à une féminité moderne. Il s’agissait d’une réinterprétation du road movie, teinté de mode et sur le principe de la narration photographique. L’ambiance générale était un mélange de celle des films de Jim Jarmusch et d’Hari Kaurismaki. Une femme, interprétée par le modèle Kate Davis, était montrée le long d’une autoroute américaine, à différents moments de son errance. Ses tenues changeaient et sa coiffure se déstructurait, photo après photo, pour exprimer les jours qui passent. L’expression de son visage traduisait des évolutions d’humeur, d’états psychologiques (détermination, doute, regret, prise de recul, souvenance…). Le cadrage laissait place à l’horizon, au passage de la route, à de la profondeur (comme l’on peut en voir dans certains travaux de Jeff Wall ou Chantal Ackermann). Contrairement aux clichés de mode, la jeune femme n’était jamais en pause, ne regardait jamais l’objectif, était toujours en action. Dans la première photo, elle apparaissait en train de faire du stop le long de la route, une valise en main, habillée chaudement sous un ciel hostile. Quelques photos plus tard, l’internaute la retrouvait marchant le long de la route, sous un ciel moins nuageux, en robe rouge sans plus aucune valise. S’était-elle faite agressée, avait-elle posé sa valise quelque part…. Plus tard, nous la retrouvions plus rêveuse au petit matin, toujours le long d’une route, vêtue d’une petite robe du soir noir et argent, comme rentrant seule d’une boîte de nuit glauque. Plus loin, le visage de la jeune femme se reflétait dans le rétroviseur d’un vieux pick-up qui l’avait manifestement prise en auto-stop… La mission de la marque ainsi présentée devait probablement graviter autour d’idées comme l’expérience, l’intensité du présent, l’errance, la confrontation à l’inconnu.

Au travers de cette succession de séquences Karen Detrick permettait à la marque de construire un récit autour d’une féminité plurielle. Puisque nous était montrée une jeune femme à la fois libre, aventurière, audacieuse, mais également vulnérable, romantique et fragile…

Une autre série réalisée par Sabien Liewald est apparue dans la huitième édition de Zoozoom.com. Elle était réalisée pour une marque de lingerie et montrait une femme en train d’essayer des sous-vêtements avec tour à tour, des micro-jupes, des collants, des bas… Il était laissé à l’internaute le soin de deviner qu’elle s’apprêtait à partir danser en boîte de nuit et qu’elle effectuait des essayages de tenues. Sa séance était interrompue par un coup de téléphone qui ne l’empêchait pas de continuer à se regarder dans un miroir, sous plusieurs profils.

 S’il s’agissait bien de démarches parfaitement inscrites dans la production d’imagerie de mode, la philosophie de Zoozoom.com consistait néanmoins à privilégier la primauté esthétique et artistique du travail photographique, au détriment de toute lecture (titre des photos, légendes, rubrique crédits, article…) associant immédiatement la photo avec des marques. La connotation est évincée au profit de la dénotation. Une plus grande place est ainsi laissée à l’interprétation du récit, de la marque de mode ainsi présentée, à celui qui le reçoit.

 Au fur à mesure de son évolution dans le temps, le site Zoozoom.com accentua la confusion entre photos d’art et photos de mode. Récemment, une série présentait des clichés d’une femme regardant des immenses photographies retro éclairées dans ce qui s’apparentait à une galerie d’art. Ces panneaux photographiques étaient eux mêmes des photos de cette même femme. Il était ici fait référence à certaines installations vidéo d’art contemporain, dans lesquelles le visiteur est filmé et retrouve son image projetée sur les œuvres qu’il était venu regarder. Le style photographique et surtout le cadrage faisaient d’ailleurs immanquablement penser aux œuvres de Beat Streuli, qui privilégient le très gros plan sur les visages.

 L’approche de Zoozoom était donc en rupture complète avec le modèle de la presse magazine féminine, considérée parfois comme dépourvue de neutralité vis-à-vis des marques compte tenu de l’importance grandissante des relations entre les annonceurs et les supports.

Cette approche favorise les créateurs disposant d’éléments stylistiques facilement repérables (produits emblématiques, façon de travailler certaines matières, motifs…) ou un style facilement identifiable en soi.

 1 Roland Barthes, Le système de la mode, Point Essais, 1998.