La scie, chien fidèle

Publié le 06 janvier 2008 par Laurent Matignon
De temps à autre, au milieu d'une prise ou pendant une discussion avec l'un et l'autre de ses acteurs, le sifflement de bouilloire revenait en force, comme pour le provoquer ou l'éprouver au beau milieu de sa création. Son coeur se mettait à battre, une bouffée de chaleur montait de son plexus solaire, il portait la main à son oreille, faisait semblant de se gratter le lobe en se disant quelque chose comme : "tu m'auras pas, mon écoeurant !" et se replongeait dans le boulot avec l'énergie du désespoir. Il se serait littéralement tué à la tâche si on lui avait promis que cette scie sans fin ne reviendrait jamais pendant le tournage.
[...]
Mais quand il rentra chez lui, le lundi soir, réfugié dans la profondeur de son lit qu'il aimait mou et enveloppant, Simon sentit le désespoir revenir, il pleura, il hurla, il se tordit dans ses draps tant l'acouphène, qu'il avait effectivement oublié pendant quelques heures comme le lui avait promis le médecin, le rendait fou. Jusqu'où un cerveau humain peut-il endurer une seule note, toujours la même, sans espoir qu'elle s'arrête jamais ? Il criait dans la maison trop grande : "Je l'ai pas, cette patience-là ! Je l'ai jamais eue et je l'aurai jamais !"
Il se retrouvait au bord de l'hystérie, comme pendant le week-end, et il se disait que sa vie était finie.

Michel Tremblay, L'homme qui entendait siffler une bouilloire