Beyrouth à livre ouvert

Publié le 01 novembre 2010 par Delphineminoui1974

Il est des lieux où l'on revient toujours. Inaugurée fin 2003, la librairie El Bourj en fait partie. Alors que, non loin de là, le 17ème Salon du livre francophone de Beyrouth bat son plein, voici une petite visite guidée de cet incontournable refuge littéraire où il fait bon s'arrêter.


Elle est là, blottie dans la vitrine, entourée d'ouvrages qui se lisent de
droite à gauche. Et de gauche à droite. Si fragile et délicate, et pourtant
si présente. Une statuette en pierre, datant du Ier ou IIe siècle après
J.-C., découverte au moment des fouilles précédant la construction de ce
gigantesque cube de verre qui héberge aujourd'hui, au rez-de-chaussée,
l'incontournable librairie El Bourj. Tout un symbole. «On l'a surnommée
Socrate, à cause de la ressemblance avec le visage du philosophe grec»,
raconte Michel Choueri, l'actuel directeur de cette enclave littéraire de
Beyrouth, un de ces rares et derniers espaces où l'odeur du papier se mêle à
celle d'un très lointain passé que ni la guerre civile ni la frénésie
immobilière ne sont parvenus à éradiquer.

Pousser la porte translucide d'El Bourj («La tour»), d'apparence aussi
«liftée» qu'un nez refait, c'est sonder l'âme de la capitale libanaise. La
vraie. L'authentique. Dehors, au cœur du centre-ville en plein boom qui
savoure sa paix retrouvée, les belles de Beyrouth se pavanent sur leurs
hauts talons, les bras remplis de sacs de marques à la mode. Un concert de
klaxons et de grues en action accompagne le défilé incessant des BMW
rutilantes. Derrière sa lisse devanture, la petite librairie vit à un autre
rythme: celui des pages qui se tournent avec gourmandise, des vendeuses qui
prennent le temps de délaisser leurs caisses pour parler de leurs coups de
cœur, celui de ces mille et un ouvrages célébrant la mémoire du Pays du
Cèdre à la lumière de son actualité.

«C'est un endroit où il fait bon s'arrêter, où, malgré la course à la
mondialisation et la rentabilité, notre culture libanaise a encore un sens»,
relève Hyam Yared, auteure de Sous la tonnelle, un récit aux accents
autobiographiques qui évoque, en filigrane, la guerre de 2006 et celle, plus
lointaine, qui dura de 1975 à 1990, et dont certains murs de la ville
continuent à porter l'empreinte. Amie fidèle de la librairie, cette poétesse
et romancière de 35 ans y a dédicacé la plupart de ses livres. Parce qu'à El
Bourj, elle se sent, aussi, un peu chez elle. Située en territoire «neutre»,
sur l'ancienne ligne de démarcation, à mi-chemin entre l'Est chrétien et
l'Ouest à majorité musulmane, la petite librairie incarne, à sa façon,
l'idéal d'un Liban pluriel, loin des carcans dans lesquels continuent à
s'enfermer certaines communautés. Un Liban où, comme beaucoup de ses
compatriotes, Hyam Yared a baigné depuis sa tendre enfance dans deux
cultures qu'elle ne saurait dissocier: l'arabe et la francophone - qui
remonte, chez les élites, à l'époque de Napoléon III, bien avant le mandat
français (1920-1944).

Comme elle, de nombreux auteurs libanais continuent à écrire en français,
toujours enseigné comme seconde langue dans les écoles. Et à trouver leur
place dans les rayons d'El Bourj, à l'inverse d'autres librairies
principalement arabophones. «Nous sommes fiers d'être multilingues. Ici, on
trouve des ouvrages en arabe, en français, en anglais, et même en arménien!»
précise Michel Choueri, qui prend aussi le risque de promouvoir de jeunes
talents encore méconnus. A l'entrée, sur la première table qui accueille le
visiteur, leurs livres y sont disposés au même niveau que les best-sellers.

El Bourj, c'est avant tout l'histoire d'une passion, celle de sa présidente
et fondatrice, Chadia Tunéi, pour l'écriture. «Adolescente, je nourrissais
deux rêves: ouvrir un magasin de fleurs ou une librairie», confie-t-elle.
Son premier mari, Nicolas Nini, médecin à Tripoli, l'encourage dans cette
deuxième voie. Mais sa mort, en 1984, dans un accident tragique, ajourne le
projet. Puis, hasard de la vie, sa route croise, des années plus tard, celle
du célèbre politicien, diplomate et journaliste Ghassan Tuéni, qui deviendra
son second époux. Il se remet à peine, lui aussi, de la perte de sa femme,
la poétesse Nadia Tuéni. «Ghassan est un amoureux des livres. A la maison,
les fauteuils sont remplis d'ouvrages», raconte Chadia. Quand, au début des
années 2000, les locaux du journal An Nahar, qu'il dirige, sont délocalisés
dans un bâtiment flambant neuf, construit entre la mer et le fameux
centre-ville reconstruit sur les ruines de la guerre, Ghassan lui propose
d'ouvrir sa librairie au même endroit. Chadia saute sur l'occasion. «J'ai
tout de suite aimé ce lieu», raconte-t-elle. «Car derrière sa façade
aseptisée, c'est l'identité de la capitale libanaise qui résiste.» Soudain,
les souvenirs de l'âge d'or de Beyrouth, antérieur à la guerre civile,
reviennent au galop. «Ici, c'était le quartier commerçant du souk wi'yeh. On
y vendait des tissus au poids», poursuit-elle. Aujourd'hui, les fondations
d'El Bourj occupent celles d'un ancien hôtel, le Régent. Le jour de
l'inauguration de la librairie, le 12 décembre 2003, son propriétaire était
présent. «Il est venu nous voir en nous disant: vous êtes exactement en
dessous de ma chambre à coucher», se remémore Chadia Tuéni.

Triste hasard du destin, l'anniversaire de la librairie coïncide avec
l'attentat, jour pour jour et deux ans plus tard, contre Gibran Tuéni, le
fils de Ghassan, connu pour ses positions anti-syriennes. La preuve qu'au
Pays du Cèdre, culture et politique sont difficilement dissociables. Depuis,
de nombreuses discordes ont opposé les différents clans du Pays du Cèdre,
souvent prisonnier d'enjeux stratégiques régionaux. Avec la signature des
accords de paix de Doha, en mai 2008, Beyrouth savoure toutefois une
nouvelle période de trêve. Comme si, dans le fond, le Liban était toujours
condamné à renaître de ses cendres.

Si la proximité d'El Bourj avec la famille Tuéni est évidente, son équipe a
toujours mis un point d'honneur à ne s'identifier à aucun parti. «Notre
force, c'est d'aller au-delà des a priori, de susciter les échanges»,
insiste Michel Choueri. Dernier exemple en date, la librairie a récemment
accueilli un débat-dédicace autour d'un nouvel ouvrage sur le Hezbollah, le
Parti de Dieu chiite, réputé pro-syrien et iranien. Et contrairement à
certaines idées reçues, la censure qui sévit au Liban - relative, certes,
par rapport à l'Egypte ou à l'Arabie saoudite - ne vient pas que des leaders
musulmans. «En 2004, c'est sur décision des autorités chrétiennes que nous
avons dû retirer de nos rayons le livre Da Vinci Code, de Dan Brown», se
rappelle Michel Choueri.