Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue

Publié le 07 janvier 2008 par Angèle Paoli


Ph., G.AdC


LA BALLADE DU CAFÉ TRISTE

  Qu’y avait-il nel mezzo del cammin di nostra vita ? Il y avait « la vraie vie ». Mais il y avait déjà aussi la mélancolie. Une « sombre mélancolie ». Bien des années après, que reste-t-il de la « vraie vie » ? Pas grand-chose, presque rien. Rien d’autre qu’une mélancolie plus grande encore. Et le souvenir lointain de « la jeunesse perdue ». Le souvenir lointain des « mots railleurs et tristes » échangés dans un café parisien. Il reste un roman. Un roman triste et beau, beau, beau, beau et triste à la fois. Tout comme l’exergue de Guy Debord sur lequel il s’ouvre. Et qui donne le ton à ce roman ― « ballade du café triste » ―, signé Patrick Modiano. Et la mélancolie qui me prend au corps dès les premières pages ne me quitte plus de sitôt. Elle se prolonge en moi, longtemps, longtemps encore après que j’ai refermé le livre.

  Le nom du café ? Le Condé. Quelque part du côté du Carrefour de l’Odéon dans le Paris des années 1950. Et eux, les habitués du Condé, qui sont-ils ? Des figures, figures étranges, un peu déjantées, un peu louches, ― « des chiens perdus » rassemblés autour de Mme Chadly, la patronne qui veille sur son monde. Toute une bande bohême qui vit sa vie dans le refuge du Condé et qui finira bien par mal finir. Zacharias, La Houpa, Mireille, Tarzan et Fred. Et quelques autres encore. Ali Chérif, Caisley, Roland. Adamov. Et d’autres encore. Qui se font passer pour ce qu’ils ne sont pas ; qui s’inventent des histoires et des identités autres. Des originaux, en somme. Qui ont chacun leur dada. Il y a celui qui cherche à établir « les points fixes », une sorte de Perec obsessionnel qui note les heures d’entrée et de sortie des habitués, leurs itinéraires. De drôles de livres circulent, s’échangent. Les Chants de Maldoror. Les Illuminations. Les Barricades mystérieuses. Ou d’autres encore qui proviennent d’une librairie ésotérique du Quartier latin. Horizons perdus. Une « histoire de gens qui gravissent les montagnes du Tibet vers le monastère de Shangri-La ». C’est ce livre-là qu’elle lit. Ou plutôt qu’elle essaye de lire. Ou fait semblant de. Je ne sais plus vraiment. Il en est de ce roman comme de la vie elle-même. Les êtres et les choses se mélangent, s’embrument, se noient dans une sorte de brouillard où tout s’enlise pour former avec d’autres souvenirs un paysage indiscernable. C’est cela Modiano. Fugace, insaisissable. Et beau.

  La « vraie vie » ? Qu’entendait-elle par là ? Le savait-elle elle-même au juste ? En tout cas, pas la vie qu’elle avait menée jusqu’alors à Clichy. Aux côtés de sa mère et du Moulin-Rouge. Pas non plus celle qu’elle a vécue à Neuilly avec son mari, un homme qu’elle a épousé, comme ça, sans savoir vraiment. Qu’elle abandonne quelques mois à peine après son mariage. Sans se soucier de lui ni du lendemain. Sans laisser de trace. La vraie vie est ailleurs, dit-elle. Mais où ? Peut-être au Condé où elle se réfugie un jour, de plus en plus souvent. Pour faire PEAU NEUVE. C’est ce qu’il s’imagine, lui, le premier narrateur, l’étudiant à l’École Supérieure des Mines. Ce Roland qui reprendra plus tard le fil de son récit. Mais est-ce bien lui ou est-ce un autre, je ne sais plus très bien non plus. Et elle ? Qui est-elle ? Elle est Louki. C’est le surnom qui lui a été donné un jour par l’un d’entre eux. Mais il faudra attendre que se déroule l’enquête menée par le second narrateur, détective-éditeur d’art, pour connaître la vraie identité de Louki et son histoire. Une histoire de neige et de pentes. La neige, elle la partage avec son amie Tête de mort. Les pentes, elle les cherche dans les rues qu’elle emprunte. Plutôt du côté de l’ombre. Elle cherche les pentes parce qu’elle étouffe, Louki. Elle fugue, elle fuit. Elle cherche à rejoindre le ciel.

  Quoi d’autre encore dans ce roman ? Des déambulations et des errances d’un quartier à l’autre, d’une rive de la Seine à l’autre, selon où nous conduisent les pas du narrateur qui prend momentanément en charge le récit. Car le narrateur change de nom et de visage à chaque chapitre. De sorte que les voix se mêlent, se superposent, se complètent. Il y a celle de l’ancien amant, celle du détective-éditeur d’art, celle de l’écrivain lui-même. Il y a celle de Louki. À ces voix se joignent mezza voce celles des autres personnages. L’ensemble compose une polyphonie assourdie par les demi-teintes de la mélancolie et l’étrangeté des leitmotive. Les « points fixes », « la neige », « les pentes ». « L’Éternel Retour ». Autant de signes intangibles qui donnent l’illusion de conduire à Louki, de dérive en dérive. Mais c’est pour mieux la suivre vers son dernier envol.

  Que reste-t-il de ce roman ? Rien. Une écriture. Toute de sobriété et de finesse. Une musique. Et la saveur douce-amère d’un passé irrémédiablement révolu. Miraculeusement ressuscité, le temps d’une rencontre avec Louki. Jacqueline du Néant.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


EXTRAIT

  « Je me suis mise à courir. Sur la place, toutes les enseignes lumineuses étaient éteintes, même celles du Moulin-Rouge. Je me laissais envahir par une ivresse que l’alcool ou la neige ne m’aurait jamais procurée. J’ai monté la pente jusqu’au château des Brouillards. J’étais bien décidée à ne plus jamais revoir la bande du Canter. Plus tard j’ai ressenti la même ivresse chaque fois que je coupais les ponts avec quelqu’un. Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. Mes seuls bons souvenirs sont des souvenirs de fuite ou de fugue. Mais la vie reprenait toujours le dessus. Quand j’ai atteint l’allée des Brouillards, j’étais sûre que quelqu’un m’avait donné rendez-vous par ici et que ce serait pour moi un nouveau départ.
  Il y a une rue, un peu plus haut, où j’aimerais bien revenir un jour ou l’autre. Je la suivais ce matin-là. C’était là que devait avoir lieu le rendez-vous. Mais je ne connaissais pas le numéro de l’immeuble. Aucune importance. J’attendais un signe qui me l’indiquerait. Là-bas, une rue débouchait en plein ciel, comme si elle menait au bord d’une falaise. J’avançais avec ce sentiment de légèreté qui vous prend quelquefois dans les rêves. Vous ne craignez plus rien, tous les dangers sont dérisoires. Si cela tourne vraiment mal il suffit de vous réveiller. Vous êtes invincible. Je marchais, impatiente d’arriver au bout, là où il n’y avait plus que le bleu du ciel et le vide. Quel mot traduirait mon état d’esprit ? Je ne dispose que d’un très pauvre vocabulaire. Ivresse ? Extase ? Ravissement ? En tout cas, cette rue m’était familière. Il me semblait l’avoir suivie auparavant. J’atteindrais bientôt le bord de la falaise et je me jetterais dans le vide. Quel bonheur de flotter dans l’air et de connaître enfin cette sensation d’apesanteur que je cherchais depuis toujours. Je me souviens avec une si grande netteté de ce matin-là, de cette rue et du ciel tout au bout…
  Et puis la vie a continué, avec des hauts et des bas. Un jour de cafard, sur la couverture du livre que Guy de Vere m’avait prêté: Louise du Néant, j’ai remplacé au stylo bille le prénom par le mien. Jacqueline du Néant. »

Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2007, pp. 95-96.


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