Le monstre se réveille

Par Thibault Malfoy

Dans ce vortex impossible à résumer qu’est la Tétralogie du Monstre, Enki Bilal entrelace les destinées de trois orphelins – Nike, Amir et Leyla – nés au cours du siège de Sarajevo et dont la séparation est à l’image de l’écartèlement de la Yougoslavie, pays natal de l’auteur. Ces trois déracinés auront chacun un rôle à jouer dans cette anticipation hallucinée des horreurs que promet le XXIème siècle.

Dans sa démarche artistique, Enki Bilal cherche à interroger au plus prêt la mémoire et son rôle dans la construction identitaire. Mémoire d’une part individuelle, à travers le personnage de Nike (anagramme d’Enki) dont la mémoire prodigieuse lui permet de remonter le temps jusqu’à ses premiers jours, où il jura de protéger le trio qu’il forme avec ses compagnons d’orphelinat ; il n’aura de cesse dès lors de les retrouver. Mémoire d’autre part collective, puisque la culture et la pensée humaines s’appuient sur la nécessaire transmission des savoirs, alors que l’Obscurantis Order, un groupuscule terroriste mené par Optus Warhole, Artiste du Mal Suprême (sic), a lancé une croisade insensée contre la civilisation et en menace les bases identitaires.

Le terrorisme imprime donc sa violence à la toile de fond de cette saga et exprime ses pires incarnations : déshumanisation et instrumentalisation des fanatiques, régime de la terreur mondialisée, haine de la raison et passion pour la folie absolue… Mais Enki Bilal n’en reste pas là et transforme la violence et le mal en vecteurs d’une expression artistique démesurée, célébrée par des happenings baroques qui échappent à la morale et même à la raison, pour orbiter sur des trajectoires déconnectées de toutes ces notions mais centrées sur l’esthétisme comme critère absolu de jugement : une critique de l’art comme totalitarisme.

De ce climat de peur et de violence naît un profond sentiment d’insécurité qui confine à la paranoïa, dans la manipulation parasite des identités et le jeu des simulacres auxquels s’amuse le personnage d’Optus Warhole, lui-même en quête de ses origines (et de celles de l’espèce humaine par la même occasion). De cette réalité brouillée et en manque de repères, surgit le besoin vital de vérité et de rassembler les fragments d’une identité écartelée par notre Artiste du Mal Suprême. Cet univers en pleine déréliction, aux contours mouvants et incertains, est superbement retranscrit par le trait d'Enki Bilal, qui délaisse la ligne claire au profit d'un dessin très fouillé et comme jamais achevé, délimité, pour mieux exprimer l'incertaine vision que nous laisse la réalité, cette maîtresse insaisissable qui se pare de mirages.

Le quatrième et dernier tome, invité surprise de la trilogie initialement prévue, instille une touche d’espoir qui éclaircit la noirceur de l’univers d’Enki Bilal, comme si la violence des tomes précédents devait être équilibrée par un peu de lumière. L’amour vient alors proposer une signification modeste à toute cette absurdité : ce n’est pas de refus.

  • La Tétralogie du Monstre, d'Enki Bilal, Casterman, 54,95 €.