Chimène chez Lipp

Publié le 11 novembre 2010 par Les Lettres Françaises

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La soirée s’acheva en triomphe. Vingt rappels. À Paris, on dit « standing ovation ». Quelle Chimène, il est vrai !Et lui, quel Cid ! Au temps de Corneille, on avait dit « beau comme le Cid », puis on ne l’avait plus dit pendant trois siècles, puis on l’avait à nouveau dit, lorsque Gérard Philipe avait été Rodrigue en Avignon, puis on ne l’avait plus dit pendant quarante ans, et puis, en ces premiers jours de 2004, on le redisait pour eux. « Beaux comme le Cid ! » Les critiques les plus sévères, sans s’être évidemment donné le mot, avaient ainsi titré leurs comptes rendus.

« Beaux comme le Cid ! » C’était à l’Odéon. Après avoir salué les amis venus les complimenter dans leurs loges, le beau Jérôme Lanthier (Rodrigue) et la belle Geneviève Martineau (Chimène) sortirent par la porte des artistes qui donne du côté du Luxembourg. Ils prirent la rue de Vaugirard, pour ne pas repasser par la place du théâtre où une centaine de spectateurs, une heure après le baisser de rideau, s’attardaient encore, ne parvenant pas à quitter ce lieu magique où, une fois de plus, un texte dramatique, les entraînant loin de leur quotidien, leur avait dispensé passion, mystère, beauté.

Ils s’immobilisèrent un instant. Molière, jadis, avait foulé ce pavé de Paris. On entendait le bruissement de la foule. Geneviève frissonna. « Quel triomphe ils nous font ! » dit-elle gravement. « Oui… dit Jérôme. Ils semblent heureux. Tout n’est pas perdu si, dans cette vie pourrie, nous pouvons leur apporter un peu de rêve… »

Il avait pris son bras, ils descendirent rapidement la rue de Vaugirard, elle était presque aussi grande que lui, elle marchait du même pas, elle glissa sa main dans la main du jeune homme, ils s’aimaient bien, ils étaient amants occasionnels, et toujours lorsqu’ils jouaient ensemble. Sans cesser de marcher, il dit : « On va chez moi ? » Ils avaient dîné à 7 heures dans un japonais, rue Monsieur-le-Prince, c’était loin. « Non, je crève de faim, dit-elle, je mangerais un âne mort ! Allons chez Lipp. » « Moi aussi, j’ai très faim », dit-il. Ils s’accordaient en tout, mêmes désirs, au même moment, c’est une des raisons pour lesquelles, malgré les aléas de leur métier, ils demeuraient unis.

Accélérant le pas, ils dévalèrent la rue Bonaparte, passèrent devant le commissariat du 6e où un policier, en gilet pare balles, montait la garde, puis devant l’église Saint-Sulpice où, il y a cent ans, Huysmans avait fait galoper Durtal, en quête de messes noires. « Tu connais le poème surréaliste ? » lui demanda-t-il. « Je ne sais plus… » « Quand je vois les tours de Saint-Sulpice / Je pisse. » Elle s’arrêta net. Il dit : «Qu’est-ce que tu fais ? » « Quelque chose que tu ne peux pas faire pour moi. Rien que de t’avoir entendu parler de pisser, ça m’en a donné envie ! Le flic ne regarde pas de notre côté ? » « Non. » « Tiens mon sac. Vite ! »

Il prit son fourre-tout, elle s’accroupit entre deux voitures, baissa son slip, pissa très fort en poussant un soupir de soulagement… puis, comme au bruit décroissant de la pisse dans la rigole, le Cid comprit qu’elle avait bientôt fini, il s’accroupit vivement à son tour, et glissa la main droite sous le sexe de Chimène, recueillit les dernières gouttes, si chaudes, qui s’échappaient d’elle. Elle avait fini. D’un bond, elle fut debout. Souplement, elle se reculotta. Elle reprit son grand sac. Le Cid humait ses doigts légèrement mouillés. Il les passa sous le nez de Chimène. Il avait l’air surpris. « Ta pisse est parfumée ! » « Petit nigaud, dit-elle. Tu as touché ma chatte. » Il sourit. Quand elle se disait que, le soir, elle ferait l’amour, elle parfumait tout. Elle lui pinça la joue et le regarda tendrement. Elle se sentait libre, belle, et en verve. « Qu’est-ce qui distingue la femme de la chienne ? dit-elle. Shalimar, de Guerlain. »

Chez Lipp, c’était plein. Ils se fichaient d’ailleurs d’être avec les gens chics, qui veulent se retrouver dans les salles du bas pour se sentir entre eux. Ils prirent une table dans la terrasse vitrée qui bordait le trottoir. « J’adore voir les gens passer à nous toucher ! dit-elle. Au théâtre, sous le feu des projos, on est dans un trou noir. Qu’il y ait mille personnes devant soi ou qu’il y en ait dix, on se sent seuls. C’est douloureux. » Ils avaient pris place face à face. Elle posa près d’elle, sur une chaise, le grand fourre-tout contenant rôles, presse, photos, lettres d’amour, baise-en-ville et énorme trousse de maquillage, qui est l’accessoire obligé des comédiennes.

Jérôme consultait la carte. Il avait envie d’une choucroute, mais elle dit : « Prenons une côte de boeuf pour deux, je te dirai  pourquoi. » « Et on boit quoi ? » Elle était classique. « Du saint-amour bien frais, cuvée Cazes. » « O.K., chérie. » De nouveau, elle effleura sa joue de la main. Il tendit le visage vers elle. Elle y lut le désir. « J’aime bien les yeux gris, dit-elle. Et j’aime bien quand tu m’appelles chérie. » « Pourquoi ? » «Une idée, comme ça… » Il baissa les paupières. Elle le regarda de ses propres yeux verts remplis de tristesse.

Un garçon aux moustaches frisées au petit fer et ayant au revers de sa veste courte, à queue-de-pie, de satinette noire, le « rondin » – un bouton d’acier portant son numéro d’ancienneté dans la maison (celui-ci, le 9) –, déposa devant eux la côte de boeuf saignante, magnifique. Le maître d’hôtel qui, raidi, attendait que le garçon eût accompli cet acte d’une souveraine difficulté, demanda s’il fallait entièrement la désosser. « Non, dit-elle, qu’on la découpe seulement en tranches, et qu’on laisse l’os. » « Bien, Madame. » Ainsi fut fait. Pompeusement, le maître d’hôtel et le garçon se retirèrent. Lorsqu’ils eurent franchi la porte tournante séparant la terrasse de la salle principale, se penchant en avant, elle dit à Jérôme : « Et maintenant, mangeons avec nos doigts, mon ange !… J’ai envie de manger salement !… » « Bien sûr. »

Sur le trottoir, de l’autre côté de la vitre, des passants, qui les avaient peut-être reconnus, s’arrêtèrent quelques secondes. Eux riaient. Ça ne les gênait pas. Au contraire. Comme une dame, assez élégante, scotchée à leur hauteur, demeurait médusée, les yeux ronds, Jérôme prit des doigts un épais morceau de viande, et l’enfonça dans la bouche de Geneviève qui, les lèvres écartées au maximum, s’efforça de l’engloutir.

Ils mangèrent le plus salement qu’ils purent. Ils étaient barbouillés de sang et de sauce au vin. « Oh, dit-elle, en s’essuyant les lèvres d’un revers du poignet, tu as vraiment la gueule du Cid Campeador, une fois qu’il a fait une tuerie des Maures ! » « C’est vrai, ça ! Si on montrait sur scène les choses comme elles se sont réellement passées, on se marrerait ! » « Ouais ! Je suppose que Rodrigue devait se laver toutes les trois semaines et changer de dessous deux fois par an ! » « Quant à la chatte de Chimène, elle puait ! » Ils commençaient à avoir un peu trop bu. Elle commanda pourtant un second saint-amour. Le sommelier l’apporta tandis qu’ils finissaient le reste de la viande avec leurs doigts. Ils avaient maintenant, l’un et l’autre, des mains d’équarrisseur. Ils n’avaient plus qu’à lever le dernier verre. « Tu portes un toast ? » demanda-t-elle à Jérôme, en lui adressant un clin d’oeil qu’il ne vit pas, à travers le verre de vin. « Au théâtre, Chimène, parce qu’il va mourir ! » « C’est nous qui sommes moribonds », dit-elle.

La bouteille vidée, elle déplia sa serviette devant elle et dit à Jérôme : « Ne raconte jamais que j’ai piqué une serviette chez Lipp ! » Puis, elle enroula prestement l’os encore saignant, long de vingt centimètres, dans cette serviette, et glissa la serviette dans son fourre-tout. Ni vu ni connu. Jérôme régla l’addition. Ils sortirent.

Il habitait à cent mètres de là, rue de l’Abbaye. Ils se dévêtirent, prirent un bain ensemble. D’abord, l’eau fut un peu rouge. Ils vidèrent la baignoire, ils recommencèrent, ils se savonnèrent, se massèrent, dans l’eau délicieuse. Lui était un grand type mince et même maigre, osseux, musclé, la peau mate. Elle était aussi grande que lui, de formes plus athlétiques, les épaules larges, peu de seins, un beau cul, de belles jambes, la peau très blanche. Quand elle était en confiance, elle ne détestait pas être enculée. Jérôme lui disait, quelquefois : « J’aime bien faire l’amour avec toi, parce que, par-devant, on peut te prendre comme une femme et, par-derrière, comme un homme. » « C’est vrai, répondit-elle. Je suis économique.»

Après s’être baignés, ils revinrent dans la chambre. Ils laissèrent les lumières allumées. Elle avait posé son fourre-tout au pied du grand lit. Elle s’allongea vivement sur le dos. Il se tint à califourchon, légèrement penché, au-dessus d’elle. Elle écarta les cuisses pour qu’il la vît bien. Elle était absolument épilée. Il bandait, il tenait sa queue dans sa main droite, étant un peu ivre, il ne se contrôlait plus très bien, il dit faiblement : « Dis-moi que tu m’aimes un peu… »

Elle fit non de la tête, et parla très vite. « Non… je ne t’aime pas, tu le sais bien. Vois-tu, mon petit Jérôme, au théâtre, nous passons notre temps à dire des mots d’amour sans nous aimer… Lorsque nous sommes redevenus nous-mêmes, qui sommes-nous, vidés de tous ces mots ?… Oh, je me hais moi-même… je hais ces personnages qui me tuent !… » Passant une main sous le lit, elle y prit un masque, une tête de mort en caoutchouc que le jeune homme mettait, parfois, pour s’amuser, elle se le colla sur le visage. Puis, de la même main, elle prit l’as de la côte de boeuf, dans le fourre-tout, et la lui tendit en disant : « Branle-toi ! Branle-toi sur moi sans me toucher… et puis défonce-moi avec cette côte de boeuf… Oh, je t’en supplie… si tu m’aimes un peu, fais ça pour moi !… » Il resta sidéré, il secoua la tête, « Mais tu deviens folle ! » et, avançant la queue, il s’efforça de la pénétrer.

Elle cria : « Non ! Non ! Je ne veux pas ! J’en ai marre des mots, des hommes, de l’amour ! » D’un mouvement violent, elle lui échappa, et tandis qu’il ne pouvait retenir un râle de douleur, elle s’enfonça l’os dans la fente.

Pierre Bourgeade

N°58 – Avril 2009