Pourquoi la gentillesse ? avec Matthieu Ricard

Publié le 13 novembre 2010 par Eric Acouphene

Altruisme, compassion, gentillesse, coopération : rarement ces mots n’ont autant envahi l’espace public via les livres, les conférences ou encore les recherches en neurosciences, en psychologie et en économie. Pour le moine bouddhiste et traducteur du dalaï-lama Matthieu Ricard, cette « mode » traduit un véritable changement de culture. Et des individus eux-mêmes.

Psychologies : Pourquoi, selon vous, ce soudain intérêt pour des valeurs comme la gentillesse ?

Matthieu Ricard : Nous prenons conscience que l’empathie, l’altruisme, la coopération, la gentillesse font partie de notre nature. Mais cela n’a rien de nouveau : Darwin, déjà, parlait de la nécessaire entraide chez les humains et chez les animaux, et Adam Smith insistait sur l’importance, en économie, de la coopération. Seulement, dès le début du XXe siècle, des perspectives dogmatiques se sont imposées pour renier ces idées. Freud a décrété que l’altruisme était une compensation du désir de faire du tort aux autres, donnant ainsi le sentiment que l’égoïsme était un signe de santé psychique ; des économistes ont affirmé que l’altruisme était nuisible à la productivité ; des scientifiques, tel le biologiste Richard Dawkins, ont parlé du « gène égoïste » ; des philosophes comme Ayn Rand ont vanté « la vertu d’égoïsme »… Mais, aujourd’hui, on en revient. En psychologie, les études de Daniel Batson montrent que l’altruisme véritable existe ; en économie, Ernst Fehr prouve la nécessité de prendre en compte cette valeur dans l’élaboration de modèles économiques… Autant de courants d’idées qui sont en train de changer nos cultures.

Mais pourquoi maintenant ?

Matthieu Ricard :Parce qu’avec la globalisation nous sentons bien que nous sommes tous sur le même bateau. Face à la question écologique, face aux écarts entre riches et pauvres, et entre Nord et Sud, nous comprenons que l’heure n’est plus à la compétition mais à la coopération. Sans quoi, nous serons tous perdants. Et, à l’échelle individuelle, nous mesurons bien que cet égoïsme et cet individualisme font notre malheur. Ils sont la cause de notre sentiment de solitude, de nos ruminations excessives, de nos déprimes...


Dans les faits, c’est davantage le rejet et l’agressivité qui dominent…

Matthieu Ricard : Est-ce que cela domine ou est-ce que cela nous choque parce que c’est contre nature ? Vous êtes au bord de la route, vous avez un pneu crevé et personne ne s’arrête pour vous venir en aide. Que se passe-t-il ? Vous êtes outré ! Si l’égoïsme était le dénominateur commun à tous les êtres humains, il ne nous choquerait pas. Et nous ne nous sentirions pas si mal après en avoir fait preuve.


Mais vouloir être gentil ne suffit pas pour l’être ! Souvent, nos comportements égoïstes sont « plus forts que nous » du fait d’enjeux moins conscients…

Matthieu Ricard : Vous ne pouvez pas refuser de retirer votre main du feu et vous plaindre d’être brûlé ! Si vous n’avez pas compris que l’égocentrisme vous rendait misérable, passez un week-end à ne cultiver que cela et voyez comment vous vous sentez le dimanche soir. Le week-end suivant, essayez de cultiver l’empathie et l’altruisme, et comparez. Être dans l’ouverture et dans la considération de l’autre procure un réel soulagement. C’est une bouffée d’air. Parce que cela va avec le courant de la réalité : nous sommes tous interdépendants.

Vous niez que nous puissions avoir des penchants égoïstes ?

Matthieu Ricard : Pas du tout ! Je suis un mélange d’ombre et de lumière, mais quelles sont les conséquences sur mon bien-être de mes comportements égoïstes et, à l’inverse, de mes comportements altruistes ? Les montées de haine ou de jalousie viennent vite, elles sont puissantes et nous n’avons pas besoin de les cultiver. En revanche, une réflexion est nécessaire pour comprendre les mécanismes de la souffrance et du bien-être, et un entraînement de l’esprit est indispensable pour cultiver l’altruisme.

Vous parlez de la méditation ?

Matthieu Ricard : Oui, mais pas nécessairement au sens oriental ou spirituel. Étymologiquement, méditer signifie à la fois « pondérer une question intellectuellement » et « prendre soin de ». C’est un travail de réflexion qui passe, par exemple, par le développement de l’attention focalisée ou pleine conscience, par l’amour altruiste, ou encore par le fait de se relier aux autres, d’accepter « l’impermanence » en même temps que l’interdépendance des choses et des êtres.


Concrètement, que faire les jours où je voudrais être plus aimable avec mes proches, mais où, malgré moi, je suis insupportable ?

Matthieu Ricard : Au lieu de penser pendant trente secondes « Comme ce serait bien si j’étais plus gentille ! », interrogez-vous : « Certes, je suis maladroite, mais, au fond, je ne souhaite ni souffrir ni faire souffrir les autres. Quant à cette personne qui m’agace, elle aussi, elle est maladroite vis-à-vis d’elle-même et des autres, mais elle non plus ne se réveille pas le matin en voulant faire souffrir. Si j’accorde de la valeur à mon désir d’être heureux, je dois aussi accorder de la valeur au sien. » C’est la première étape, pour se reconnaître en tant qu’être humain relié à un autre être humain qui, de fait, mérite d’être respecté. Ensuite, il s’agit de cultiver l’amour altruiste. Commencez avec quelqu’un que vous aimez : votre enfant, votre chat, votre compagnon… Pensez à lui et laissez croître en votre esprit un flot d’amour pour lui. Faites cela vingt minutes tous les jours. Un mois plus tard, vous aurez commencé à changer et, quand vous serez exposée à une situation difficile, cette nouvelle habileté vous viendra facilement à l’esprit. Les études sur la neuroplasticité font état des modifications structurelles et fonctionnelles dans le cerveau des méditants : huit semaines à trois mois de méditation altruiste trente minutes par jour apportent déjà des changements significatifs, par exemple sur la tendance à l’anxiété, à la rumination et à la dépression.


Devenir soi-même plus altruiste a-t-il un sens dans un monde qui prône des valeurs inverses ?

Matthieu Ricard : Soyons honnêtes, ce ne sont pas les gouvernements qui vont proclamer du jour au lendemain « Devenons altruistes » ! Les changements culturels viennent d’abord de la population. Je crois à l’eff et « gouttes de pluie » : ce sont quelques gouttes sur un trottoir, auxquelles d’autres s’ajoutent puis cela forme une flaque, et bientôt tout le trottoir est humide. Ce sont les ONG, les gens qui entretiennent des liens sociaux, ce sont aussi des phares intellectuels qui créent des points d’inflexion. Ensuite, notre tendance naturelle à l’imitation entre en jeu. C’est ainsi que les cultures changent.


L’homme peut-il devenir meilleur pour autant ?

Matthieu Ricard : Le philosophe André Comte-Sponville dit que l’homme contemporain n’est pas meilleur qu’Aristote et que seules les sociétés changent. En termes scientifiques, cela signifie qu’Aristote et nous avons les mêmes gènes. C’est vrai : il faut cinquante mille ans pour qu’ils changent. Mais, grâce aux travaux sur l’épigénétique, nous savons que, dans ce plan stable, certains gènes s’expriment, d’autres non, et que ceux qui ne s’étaient pas exprimés pendant des générations peuvent soudain le faire sous l’effet d’une stimulation extérieure. De même, la neuroplasticité montre que l’exposition passive à un milieu particulier se répercute sur la confi guration de notre cerveau. Nous ne serons donc pas les mêmes si nous grandissons dans une culture qui prône l’altruisme, même si nos gènes sont identiques à ceux d’Aristote, qui défendait l’esclavage ! Cela étant, n’attendons pas que le monde change pour nous changer. Comme le dit le dalaï-lama, « il ne peut y avoir de désarmement extérieur sans désarmement intérieur ».


Vous parlez du dalaï-lama, incarnation suprême de l’altruisme. Pourtant, cela ne suffit pas pour arranger la situation de son peuple…

Matthieu Ricard : Pensez-vous que si nous faisions sauter des Boeing chinois et entrions dans la spirale de la vengeance, le peuple tibétain souffrirait moins ? Quand il y a un petit espoir de négociation entre Israël et la Palestine, on leur donne le prix Nobel. Mais quand le dalaï-lama est d’emblée dans la volonté de dialogue, on dit qu’il est un faible ! Pourtant, vouloir s’ouvrir aux autres n’est pas une preuve de faiblesse, c’est une preuve d’intelligence.

Il n’empêche : nous refusons parfois d’être « gentil » par crainte que ce soit perçu comme un aveu de faiblesse et que l’on nous écrase.

Matthieu Ricard : Quelle est l’alternative ? L’autre se comporte mal, vous faites pareil, et, au final, tout le monde y perd. Ou, au contraire, vous êtes bienveillant. Si l’autre apprécie, tant mieux, sinon, c’est son affaire. Il n’y a aucun avantage à adopter l’attitude que vous reprochez aux autres ! Insulté par un homme, Bouddha lui demande : « Si quelqu’un te tend un cadeau et que tu ne l’acceptes pas, entre les mains de qui reste-t-il ? » L’homme répond : « Entre celles de la personne qui veut le donner. » Bouddha : « Eh bien voilà, si je ne prends pas tes propos malveillants, ils restent avec toi ! »

MATTHIEU RICARD - SES DATES CLÉS

1946 : Naissance à Aix-les-Bains (Savoie).
1967 : Première rencontre avec des maîtres bouddhistes tibétains en Inde.
1972 : Après une thèse en génétique, il s’installe au Tibet, où il deviendra moine bouddhiste.
1989 : Devient l’interprète français du dalaï-lama.
1997 : Publie Le Moine et le Philosophe, un dialogue avec son père, Jean-François Revel (Nil).
2008 : L’Art de la méditation (Nil).
2010 : Chemins spirituels (Nil).
Source : Journée de la gentillesse avec "Psychologies"