Insolence A propos de Square Wunder Globe, pièce contemporaine en forme de performance, création du trio Skyr Lee Bob, première mondiale en résidence au CCNCBN – Fattoumi Lamoureux, le 16 novembre 2010 à la Halle aux granges de Caen.

Publié le 17 novembre 2010 par Dansez

Insolence

A propos de Square Wunder Globe, pièce contemporaine en forme de performance, création du trio Skyr Lee Bob, première mondiale en résidence au CCNCBN – Fattoumi Lamoureux, le 16 novembre 2010 à la Halle aux granges de Caen.

Tout d’abord, il faut reconnaître que Square Wunder Globe est performance vraiment insolente. Littéralement venue souffler un vent islandais avec ses quelques réminiscences tribales et archaïsantes à la façon de Meredith Monk ou de Björk, Erna Omarsdottir communique à ses deux complices un univers boréal où règnent des génies, les meilleurs comme ceux de la pire espèce. Redoutables, ceux-ci se sont introduits au fur et à mesure de la cérémonie par tous les orifices ébahis et bouches bées recueillis là en ce mardi 16 novembre 2010 à 20h30 à la Halle aux Granges de Caen ! Le centre chorégraphique national que dirigent les Fatlam (Héla Fattoumi et Eric Lamoureux) peut s’enorgueillir d’avoir porté un tel projet en offrant au trio Skyr Lee Bob une résidence couvrant la période du 25 octobre 2010 à la première mondiale des 15 et 16 novembre 2010. Ce fut une bien singulière rencontre que cette expérimentation reliant les disciplines de la danse contemporaine, des arts plastiques et de la musique : fusion poétique appréciée du public caennais qui s’est manifesté en nombre, avec les gradins remplis.

Ainsi fut donné, en première mondiale au CCNCBN – la Halle aux Granges, Square Wunder Globe de Skyr Lee Bob, collectif, trio in(ter)disciplinaire islando-belge qui a su s’imposer par ses audaces et son sens de l’extrême, avec cependant une sorte d’économie de moyens qui pouvait rappeler certaines écritures chorégraphiques postmodernes, l’ensemble ressortissant des avant-gardes d’un théâtral résolument performatif.

Que de prouesses kinesthésiques dans les écarts et écartèlement du corps dansant qu’est la danseuse, actante – actrice – sacrifiée – émissaire sur l’autel de l’inouï, du profane et du sacré ! Que de trouvailles émotionnelles en symbiose, en synesthésie, de la part d’Erna Omarsdottir, danseuse performeuse qui soulève ces mêmes bourrasques à l’instar de son solo, My Movements are alone like Streetdogs, créé par Jan Fabre en 2000 pour une commande de Karine Saporta dans le cadre « Vif du Sujet » au Festival d’Avignon. Pour une autre cause mais avec la même douleur, elle lance ses imprécations contre le vide, se faisant l’écho des cris arrachés en islandais qui appellent une réponse au « pourquoi avoir abandonné ceux qui vous sont les plus chers ? ». Hier soir, elle continuait d’hurler à la mort, comme ses amis à la lune, implorant une fin certaine, leur délivrance venue d’outre-tombe et convulsée, dansant macabre avec ces chiens de « Mauvaise Réputation » dans les pistes impraticables où se repère la ronde infernale de la Mort empaillée, moribonde, errante, reflet d’un Jan Fabre mentor, ombre portée à l’horizon de l’art contemporain et d’une danse à cru qui se renouvelle avec elle, lui faisant violence tout en la baisant sur les lèvres, lui arrachant de la bouche écarlate le fruit rouge à pleines dents. Oui, on se souvient vraiment d’elle dans son phénoménal My Movements are alone like Streetdogs. Et aujourd’hui elle revient avec Square Wunder Globe, un trio qui la possède de nouveau, encore et toujours, avec autant d’amour que de passion christique. Comme c’est bouleversant…

Quant à la plasticité et à la musicalité du jeu, nous saluerons l’accompagnement de ses deux comparses dont les effets structurants et structuraux de leurs éclairages à chef assoient un ensemble sobre et assuré, le plasticien Gudni Gunnarsson et le musicien Lieven Dousselaere encadrant la transe, action frénétique dont ils ont cliniquement provoqué les désordres.

Instantanément, nous embarquons dans cette nef des fous. Nous entrons dans cette arche infernale où s’entrouvre un théâtre corporel parfois mimé et caricatural qui donne corps aux idées les plus délirantes, nous installant sans préparation dans un état d’esprit à la lisière du sauvage et du civilisé à la manière d’Alain Platel : postmoderne et déssubstancialisé. Alors se découvre progressivement une petite boutique des horreurs, objet initial où se résume la rencontre entre deux univers qui n’auraient pas dû se correspondre. Nerf de l’action dramaturgique, Erna Omarsdottir nous fait vibrer, elle nous transforme par son sens outrageant du tragique. Avec elle, la Chose fuse, de part en part, elle sature et bonde l’espace scénique au point de le transmuer en cène, si l’on peut dire.

Alliant le cadre de scène au hors champ, derrière un pan de mur blanc qui tiendrait lieu de rideau ou d’écran vidéo, se trouve un musée de poche, le cabinet de curiosités dont on soupçonne qu’il existe effectivement en coulisses. Ce que d’ailleurs le public découvrira au final, étant invité à participer par les trois artistes qui leur signalent l’intérêt – exceptionnel et historique – d’aller y regarder d’un peu plus près, pour voir ladite créature, pour toucher du regard l’ignominieuse que nul n’aurait pu imaginer auparavant, et qui finira par hanter vos nuits fauves, à son image, à sa ressemblance, insigne spectacle du martyr, comme au cirque du Bas-Empire, comme à la foire fin de siècle aux abords des baraques réservées aux freaks show tout pornographiques et obscènes.

Depuis le commencement, des échantillons sont aveuglément volés à la nature, et ces morceaux choisis deviendront les trophées prélevés çà et là depuis la jungle qu’on appellerait volontiers “le tout univers des hommes et des bêtes”, jusqu’au non man’s land sibérien… à pleurer, à mourir de rire…

Donc, deux aventuriers, comme dans une série télévisée en noir et blanc, comme si l’on rejouait Tarzan ou bien l’Arche perdue. Bref, deux globe-trotters déambulant avec précaution affectée, affichant leurs allures néocolonialistes. Ainsi s’avancent à nous sur les planches ces anthropologues tout droit sortis du petit écran ou d’une bande dessinée. Stéréotypes du colon, faussaires, ces téméraires immoralistes sont inconscients de leurs crimes, et ils ne se méfient guère, leurs viols allant se retourner contre eux-mêmes. Mais jusque là, ils jouent en vainqueurs et relancent la partie, forts de leur arrogance omnipotente, laquelle finira cependant par s’abattre et fondre sur leur front, les abattant à la fin de l’histoire. Comme par ailleurs des chiens, nos dits personnages mourront de faim et de froid dans un désert de froidure qui vampirise toute vie, ne laissant place à quelque figure humaine que ce soit. Or, n’anticipons pas sur la linéarité du vaudeville qui jusqu’à maintenant défile en forme de satire, donnant, en décalé, dans la représentation théâtrale.

En prélude prend place, paradoxalement, une vraie personne celle-là, mi humaine mi primate, visiblement du genre femelle, dont on est en droit de se demander comment elle a pu se parer de la sorte. Non, dès les premières mesures du spectacle, comme dans un livre d’images, on se dit que quelque chose ne tourne pas rond. Avec, de surcroît, ce bourdonnement continuel et assourdissant de la mouche qui présage du reste : morbide, le suspens monte en puissance. Mais cette mascarade, sera-t-elle si macabre, en ce que recèle le masque par son envers et son revers ? N’est-il pas étrange ce corps qui danse moins qu’il ne nous enveloppe ! Il désenveloppe sa charge cosmo-tellurique tenant en suspension dans cet espace-temps autre. Square Wunder Globe ; qu’est-ce in fine ? Qui pourrait dire l’ineffable quand le sublime à concurrence du grotesque se montre et se met à nu sous le masque simiesque d’un loup vert perroquet, sous le froufrou bouillonnant d’un boa assorti. Arborant sa parure, en guise d’appât au mâle qui n’arrivera pas malgré ses pâles ersatz, l’instance va bientôt s’articuler, nous parler. Profond respect pour l’être déchu.

Incidemment, l’on se souvient des vues de Max Ernst, le dada farouche effarouché que sa propre ombre interpelle en rêve, qui objecte à propos que la colle ne fait pas le collage quand bien même les plumes feraient le plumage…

Il en va ainsi dans Square Wunder Globe : l’onirisme vire au cauchemar. Toute nordique et vivement viking, à la fois cruelle, monstrueuse, gore, crue, voire cannibalesque, en plus de carnavalesque, la pièce use du cliché pour l’user, avec habileté, quoique la magie n’opère pas toujours parce que la rugosité du ton peut épuiser son propre sujet et le ternir au long cours. A faire concurrence aux images souvent surprenantes d’hybrides tels que l’incarne cette épousée de Frankenstein, tout droit sortie du chaos, du néant, ou de la matière vierge qui est mère nature, sauvage indomptée, la vision de la féminité est ici réinventée aux yeux du public éminemment latin que peut être le spectateur normand. Mais finalement, l’inquiétante étrangeté se produit, nous permettant d’accéder aux sphères plus élevées d’un esprit retors que matérialise, transcende et subsume le chant, chanson d’une condamnée qu’elle siffle à l’envi devant une audience aux allures de tribunal. L’air s’échappant et faisant ressentir le poids du souffle, en hypostase.

En perpétuel décalage, les frontières glissent et se superposent, nous faisant voyager en quelques fractions, d’où la profondeur de champ, poignante et crescendo, qui se résout en allegro d’un jeu dramatique rythmé sur une colonne d’air, en effet, sur une rythmique en pulsations cardiaques.

Trois temps culminants, à mon sens, hier soir :

- le cri de la bête sauvage, Monkey – l’impossible femelle de King Kong – qui s’étouffe à hurler à la nue dans cette cage hermétique et enfumée pour toutes chaines,
- la mélopée de la jeune fille qui se dessine en verticalité derrière le miroir en pied qui l’encadre mais l’enferme aussi, en total décentrement et légèrement en arrière-plan derrière son voile laiteux et bleuâtre, comme plongée, ou plutôt comme émergeant de nulle part, d’une fosse sans fond, en abyme de scène, quelque part dans une diagonale suggérée de jardin en cour face au public, médusé, pétrifié, hypnotisé par ses trilles que font s’écrouler les graves gutturaux qui rappellent à l’oreille interne notre propre espace-temps oublié, notre origine impensée d’avant l’humanité…
- la voix toujours de cette Vénus de glace, tribale à la bouche ensanglantée, éructe en même temps que des sons inarticulés de souffrance des écailles d’ongles et de coquilles régurgitées, mélangées à de la matière organique, à du sang fétide ; c’est la Chose là en pâture, livrée en spectacle, et s’annihilant sous les rires cyniques de quelques officiants aux faux airs de diacres en craie, dissimulés sous leur drapé ivoire qui leur cache la face, silhouettes satiriques de sainteté programmée, fausseté personnifiée, artificialité d’une vision dogmatique tutélaire accompagnant, pour se l’agréger, l’heure de l’accouchement : dans les hurlements de la genetrix, se fait jour l’agonie en même temps que l’enfantement d’une abomination qui nous sont joués, comme l’on entendrait la montagne accoucher d’une souris… A la fois déesse-mère, impensable mère porteuse dévoreuse, celle-ci l’emporte sur tous comme un soleil dont on voit qu’il ne s’agit ni du soleil noir de la mélancolie, ni du roi qui règne en maître sur tout l’univers. Cette femme, à l’effigie de Lilith ou de Gaïa, est survenue, sortant du cœur d’un vide polaire, ne délivrant pas l’une quelconque des forces vives en présence au monde, mais ce fluide mélangé, alchimique et terrifiant, qui insuffle la vie en nous dépossédant du Noûs même.

Valérie Colette-Folliot, le 16 novembre 2010, Caen.

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Image : DR