En chair et en os

Par Jlhuss

Par l’anachroniqueuse

De grands macarons pavent la porte vitrée ouverte à tous les vents de décembre : « Label rouge », « haute traçabilité », « maîtres artisans », « volailles de Bresse », « veaux élevés sous la mère » … Pétrifiée dans le marbre de sa caisse, bien en chair, Madame P. tape sur son terminal à carte, les doigts engourdis dans ses mitaines. La queue s’allonge sur le trottoir et sur le registre des commandes. Un mot aimable pour chaque vieille dame, à chaque marmot impatient un bonbon, à chacun ce sourire plein derrière des lunettes strassées, « Bonne fêtes à vous », « bonne chair à elle », « bonne dinde à lui », « bonne bourre à tous »…

Tous les jours, à l’heure encore noire, la boutique éclaire le pavé. Très tôt, le bœuf est arrivé en grande carcasse de chez Rembrandt, l’agneau en orgue de côtelettes de chez Chardin, sur la nuque encapuchonnée des « forts », aux biceps achilléens et aux mains vermeilles. Serge P. noue son tablier avec un soin kabbalistique tandis que vous vous débarbouillez encore de vos songes. Détaillée, bardée, persillée et mijotée dans l’office du sommeil dominical, la bête morte disparaît à jamais sous son couteau.

Serge P. garde un œil à la fois sur la balance et sur l’office. L’humour au four et en chambre froide, il veille sur les broches à poulets, le babil continu de son épouse, la cuisson de votre pot au feu du dimanche, et vous tend même un bouquet de persil. Sous les diplômes suspendus aux crochets chromés, les saucisses de Morteau, les Serrano et les globes en opaline orange mécanique, un filet de sang clairet coule à peine au fond des plats de rôtis, serpente imperceptiblement entre les ris, fait une petite flaque sous l’entrecôte. Fugaces, l’éclat nacré et bleuissant des cartilages, le craquement de l’os sous la hachette, la stridulation de la scie. Entre les bacs de céleri rémoulade et de rillettes d’oie, des allées de feuillages en plastique, des roseraies de carottes, des couronnes de tomates bornent le coquet charnier de la vitrine. Derrière le verre bombé de l’étal, l’œil opale d’un lapin au sourire dénudé nous fixe et nous donne soudain la chair de poule. Mais voici les tranches de parme qui ressemblent à des mouchoirs de soies repassés par la lame électrique, voici les pommes dauphines comme des pompons rigolards, voici la gélatine aux couleurs de candy. Serge P. entonne un « Ce sera tout ? » guérisseur. Les langues s’étalent à nouveau comme des coussinets de velours cramoisi, un foie laqué, énorme et sombre, frémit contre les épaules dégagées et autres souris, les boudins enroulés, museaux vinaigrette et « araignées » bien rassises.

Maître des crépines, des bardages, seigneur de la découpe, équarisseur de génie, exécuteur des faims à cru, agent des appétits carnassiers, le boucher festonne tendrement le gras immaculé des gigots, ouvre les rognons comme des papillons, dresse les cubes de charolais sur le papier comme des guimauves écarlates, ficelle avec grâce les instincts carnivores, et renvoie tous nos cadavres à leur placard.

[illustration : “Le boeuf écorché” Musée du Louvre, Rembrandt]