La Raison en Inde et en Occident

Publié le 20 novembre 2010 par Joseleroy

En Inde, la raison n'a jamais été la faculté suprême de la connaissance. Les philosophes indiens ont toujours su que la raison ne pouvait pas embrasser l'absolu et le définir. Voici un très beau texte de Keyserling qui le montre :

"Les Hindous sont précisément célèbres comme dialecticiens, comme logiciens et comme subtils créateurs de systèmes. Pour autant, jamais dans l'Inde la logique n'a eu la prétention d'établir les rapports ultimes parmi les choses ; dans une juste appréciation d'elle-même, elle a laissé ce rôle à l'intuition mystique. Elle s'est contentée ou bien de systématiser les données de l'expérience, ou bien de développer d'abondantes spéculations sur ces données, ou bien de diviser minutieusement la matière trouvée par elle (les Hindous ont la manie de la systématisation) [...]

Mais on a tort de reprocher à l'Inde de n'avoir jamais essayé d'aller jusqu'à l'essence même des choses et de reprocher aux Hindous de n'avoir pas de Parménide ni de Hegel. Les Hindous ne le cèdent en rien aux Européens pour la pénétration de la logique ; à coup sûr, il ne leur aurait pas été difficile de construire des systèmes cosmiques semblables. Ils ne l'ont pas fait parce qu'ils étaient pour cela de trop profonds métaphysiciens; ils ont su que la raison logique ne va pas jusqu'à la racine des choses; ils n'ont jamais été rationalistes. C’est donc là sans doute l'un des grands exemples que le peuple hindou a donné à l'humanité, à savoir qu'une intelligence éminente n'aboutit pas nécessairement au rationalisme et qu'un haut degré de pénétration logique n'abolit pas nécessairement la naïveté. Dans l’Inde trois interprétations principales des Vedânta-sUtras sont considé­rées comme également orthodoxes : une interprétation moniste, une autre dualiste et une théiste; en plus, partant des précédentes, plusieurs centaines de systèmes qui se contredisent plus ou moins.

Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que les Hindous sont profondément conscients de la contingence de toutes les constructions dues à la raison, qu'ils savent qu'aucune de ces dernières ne peut réussir à donner une image absolument exacte de la réalité métaphysique, que toutes ne signifient qu'un à peu près. Lorsque les Européens reconnaissent une chose semblable, aussitôt ils déclarent la guerre à la raison. Les Hindous, eux, qui en cela aussi sont les plus sages, n'en laissent à la raison que plus de liberté. Aucune forme ne peut être prise métaphysiquement au sérieux. En revanche, sur le plan empirique, elles ont toutes droit à l'existence."

Hermann de Keyserling, Le Journal de Voyage d'un Philosophe, traduction française : par A. Hella et O. Bournac, Paris, Stock, 1928,p. 115-117). Cité par François Chenet, Philosophie Indienne, Bulletin de la sociéte française de philosophie indienne, janvier-mars 2007.


François Chenet, professeur de philosophie indienne à la Sorbonne, commente ce texte en écrivant : "Ce faisant, l'Inde s'est du coup gardée de l'idolâtrie de la Raison autonome absolutisée dans laquelle devait verser l'Occident à partir des temps modernes".

En effet, la philosophie moderne a fait de la raison logique l'alpha et l'omega de l'intelligence et a comme oublié la possibilité de l'intuition mystique. Ce que nous apprennent les philosophes de l'Inde (Shankara, Abhinavagupta, Nagarjuna...) c'est la limite de la raison et la nécessité, pour atteindre la vérité, de s'ouvrir à un mode intuitif de connaissance, à un éveil au-delà de la raison, non pas contre la raison mais au-delà d'elle. C'est ce que savaient encore Platon ou Plotin, et c'est ce que les philosophes contemporains doivent redécouvrir.

josé le roy