Plutarque contre Chrysippe : le mal peut-il exister « utilement » dans un monde providentiel ?

Par Ameliepinset

Texte étudié : Plutarque, Des notions communes contre les stoïciens, 1065e-1066b

Le texte est disponible ici.

Le texte que nous allons étudier est un extrait du traité intitulé Des notions communes contre les stoïciens écrit par Plutarque, philosophe platonicien du Ier et IIè siècles après Jésus Christ. Ce traité, d’une nature polémique, a pour objectif de montrer que le stoïcisme, alors qu’il prétend s’appuyer sur des «notions communes» par substitution aux Idées platoniciennes, s’inscrit en faux avec le sens commun. Cet ouvrage a été construit en quatre parties : une introduction (I-III), un examen de la morale (IV-XXIX), un de la théologie (XXXI-XXXVI) et un de la physique (XXXVII-L), et l’extrait que nous étudions (XIII-XIV) se situe dans la deuxième partie.

L’objet précis de ce texte est l’existence du mal dans le monde. Il faut rappeler que pour les Stoïciens dont fait partie Chrysippe, philosophe de l’Ancien stoïcisme qui est visé ici par la critique de Plutarque, le monde a été créé et reste surtout en permanence entièrement gouverné par la providence divine — ou l’Intellect —, il est donc censé être purement rationnel, or dans une telle conception du monde, l’existence du mal n’apparaît en rien comme allant de soi. Dès lors, nous nous pouvons nous interroger sur le statut de l’existence du mal dans le monde. Le problème est le suivant : dans quelle mesure le mal peut-il et peut-être doit-il habiter un monde providentiel ? Mais si le mal ne peut ni ne doit exister dans un monde providentiel, à quoi faut-il renoncer dans notre conception du monde, à l’existence du mal ou l’existence d’une providence habitant et ordonnant le monde ? Pour le stoïcien Chrysippe, le mal doit nécessairement exister dans un monde, même providentiel, car il est utile et que le bien sans le mal, que cherche à faire atteindre la philosophie, n’aurait pas de réalité substantielle. En revanche, pour le platonicien Plutarque, le mal existe dans le monde mais il faut renoncer à l’idée d’un monde providentiel sans quoi l’on ferait de Dieu le responsable originel du mal, ce qui va en contradiction avec le sens commun de la notion de Dieu.

Le texte se déploie en trois moments. Dans un premier moment (lignes 1-6), Plutarque restitue la thèse de Chrysippe justifiant l’existence du mal dans le monde ainsi qu’une de ses citations, avec, nous semble-t-il, une pointe d’ironie puisque cette dernière va être l’objet de la réfutation qu’entend, par la suite, mener Plutarque. Dans un deuxième moment (lignes 6-12), Plutarque pose une première critique, laquelle examine ce que la thèse de Chrysippe implique concernant le rapport entre le mal et Dieu dans la conception stoïcienne du monde. Enfin, dans un troisième moment et dernier moment (lignes 12-21), Plutarque pose une deuxième critique, laquelle vise à invalider l’argument qu’il a cité de Chrysippe dans le premier moment du texte ; précisons que cette invalidation est double : d’une part, il remet en cause qualitativement la célèbre analogie stoïcienne de la vie comme une pièce de théâtre, et d’autre part, il remet en cause quantitativement l’analogie chrysippéenne car le rapport quantitatif du mal présent dans la vie comparé à celui de passages risibles présents dans une comédie n’est pas du tout le même.

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Le texte s’ouvre tout d’abord sur l’exposé de la thèse de Chrysippe : «Le mal, dit-il, a un rapport propre au reste des événements ; lui aussi il est conforme, en quelque manière à la raison directrice de la nature, et il a, pour ainsi dire, son utilité pour l’univers ; sans lui, il n’y aurait pas de bien». Nous pouvons discerner dans cette thèse l’expression de trois arguments : le premier argument justifie l’existence du mal par la cosmologie stoïcienne, puis le deuxième argument justifie l’existence du mal par sa fonction, enfin le troisième argument justifie l’existence du mal par sa nécessité logique. Tentons, maintenant, de comprendre plus précisément tour à tour ces trois arguments.

Pour comprendre le premier argument, il est indispensable de rappeler les principes de base de la cosmologie stoïcienne. Selon les stoïciens, le monde a été engendré par Dieu. Dieu est le «principe actif» qui a agit sur le «principe passif» qu’est la matière en vue de produire le monde. Cependant, le Dieu stoïcien n’est pas tel que le Démiurge platonicien dans le Timée extérieur au monde. Au contraire, il est immanent au monde : il ne s’est pas contenté d’engendré le monde, il agence et ordonne perpétuellement l’ensemble du mouvement du monde, entendu comme la suite intégrale des évènements qui adviennent dans le monde. En d’autres termes, il faut comprendre que le monde est régi par la providence divine et de ce fait est lui-même divin. En outre, Dieu est identifié à la nature, mais surtout au logos (la raison) et au noûs (l’Intellect), ainsi dire que le monde est divin, c’est aussi dire que le monde est rationnel. Dieu étant l’unique ordonnateur du monde, a priori aucun événement n’est irrationnel. Par conséquent, à partir du moment où Chrysippe reconnaît l’existence du mal, ce dernier ne peut pas avoir un statut différent du reste des événements du monde, alors le mal est alors semblable au reste des événements du monde. Et comme le reste des événements du monde, il est lui aussi assujetti à l’ordonnancement de la providence divine.

Maintenant que nous avons expliqué le premier argument, nous pouvons passer à l’explication du deuxième argument, qui peut être compris comme une réponse à la question : «à quoi bon le mal ?». Le mal est utile au monde[1], nous dit Chrysippe. Ceci signifie que le mal n’est pas réalisé de manière gratuite, c’est-à-dire sans raison particulière intentionnelle, sans raison finale. Si le mal est utile, cela signifie qu’il est un moyen qui va permettre d’accomplir une fin. La question qui se pose à nous est alors la suivante : à quoi le mal peut-il bien servir ? La première réponse du sens commun qui nous apparaît est que le mal peut servir à châtier les méchants, de sorte que son utilité résiderait dans une fonction punitive et peut-être pédagogique en ce sens que la sanction amènerait celui qui l’a reçu à se transformer. Mais il semble que ce n’est pas du mal en tant que châtiment auquel fait ici référence Chrysippe. Un exemple que nous rapporte le grammairien romain Aula-Gelle dans ses Nuits attiques (VII, 1) nous semble éclairer la signification de l’utilité du mal : si la minceur des os du crâne affaiblit sa protection (considéré seulement de ce point de vue, la minceur des os du crâne est un mal), il faut considérer que c’est aussi elle qui rend possible le développement du cerveau (la minceur des os est un moyen permettant un bien). Chrysippe a une conception téléologique du monde, c’est-à-dire qu’il considère que la providence divine n’agit jamais sans finalité dans le monde, et même si le manque de lucidité dans certains de nos jugements nous empêche de le reconnaître, le mal est toujours utile au monde, il vise toujours à remplir une finalité.

Enfin, Chrysippe justifie l’existence du mal par un dernier argument selon lequel sans le mal, il n’y aurait pas de bien. Ce dernier argument est de nature logique, il fait en fait intervenir l’«argument des contraires» : il y a une solidarité logique entre les contraires. En d’autres termes, il y a une interdépendance entre l’existence du bien et l’existence du mal. Il n’y aurait pas de sens à parler de bien si le mal n’existait pas de la même façon qu’il n’y a pas de sens à parler de justice si l’injustice n’existait pas, ou encore de santé si la maladie n’existait pas. Nous pouvons voir dans cet argument logique une autre lecture de l’argument d’utilité du mal : sans mal, il n’y aurait pas de bien, c’est-à-dire que l’existence du mal conditionne l’existence du bien.

Après avoir exposé la thèse de Chrysippe sous son aspect théorique, Plutarque retranscrit une citation de Chrysippe visant à illustrer sa thèse : «De même que les comédies, dit-il, ont des titres risibles qui en eux-mêmes, sont sans valeur, mais qui donnent aux pièces quelque grâce, de même, on peut blâmer le mal pris en lui-même, mais il n’est pas sans utilité pour le reste». Chrysippe compare ici deux rapports, il opère une analogie entre la valeur des épisodes comiques attribués dans les comédies — les pièces de théâtre ayant pour but de divertir en représentant le ridicule de certaines mœurs — et la valeur du mal dans le monde. Cette valeur n’est en rien intrinsèque, c’est-à-dire que ni les épisodes comiques ni le mal n’ont de valeur dans leur nature propre. Sont-ils pour autant sans valeur ? Non, nous répond Chrysippe. Selon lui, leur valeur est instrumentale, c’est-à-dire qu’ils n’apportent une valeur ajoutée que lorsqu’ils s’inscrivent, s’incarnent dans un certain ensemble, à savoir la pièce de théâtre comique pour les vers comiques et le monde pour le mal.

Il nous semble également utile de rappeler que Chrysippe a une conception totalisante et organique du monde. Le monde est un tout, un organisme vivant et c’est l’assemblage de chacune de ses parties qui lui donne sa cohésion et l’harmonise. Ceci implique que si nous enlevons une de ses parties au tout, il va apparaître un déséquilibre dans le tout et il va donc être désorganisé. Dans le cas de la comédie, si nous lui enlevons certains épisodes comiques, la pièce de théâtre va perdre sa cohérence, de sa substance et n’aura plus de sens. Dans le cas du monde, si nous lui enlevons le mal — notons que c’est une opinion répandue que celle de souhaiter l’abolition du mal —, le monde va se désorganiser de sorte que nous puissions envisager que la perte de la partie «mal» entraînera la perte, ou au moins l’altération, de la partie «bien». Donc encore une fois, sans le mal, il n’y aurait pas de bien.

Dans cette première partie de notre commentaire, nous nous sommes efforcés de restituer le plus fidèlement la thèse de Chrysippe. Pour autant, la thèse de Chrysippe, que nous pouvons résumer ici sous la proposition «l’existence du mal est utile au monde», n’a rien d’une évidence, elle va même à l’encontre du sens commun des hommes, et n’est donc pas sans poser des interrogations voire des difficultés. Mais nous avons souhaité ne pas les mettre en lumière pour l’instant, puisqu’elles vont être l’objet principal d’étude de la deuxième et troisième partie de notre commentaire.

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Après avoir rappelé au lecteur son objet d’étude, Plutarque s’attelle désormais à mettre en place une stratégie de réfutation de la thèse chrysippéenne qu’il vient d’exposer. Nous pouvions déjà pressentir cette dernière étant donné le ton qu’il employait pour introduire la citation de Chrysippe : «Veux-tu que je te cite le plus agréable, le plus séduisant et le plus convaincant de ses arguments ?», car, ne soyons pas dupes, tous ces qualificatifs concernant l’argument de Chrysippe sont bien évidemment totalement ironiques.

Dans ce deuxième moment du texte, Plutarque commence par examiner l’argument de la conformité du mal à la providence divine. Il porte tout d’abord un jugement avant d’expliquer les raisons de ce jugement : «que le mal naisse conformément à la providence divine, de même qu’un méchant titre est voulu par le poète, cela dépasse toute absurdité». Cet argument est jugé absurde, en ce sens qu’il apparaît totalement inconséquent. Plutarque justifie ce dur jugement en examinant les implications de l’argument chrysippéen concernant le rapport entre Dieu et le mal. Notons que ces implications sont mises en lumière en montrant que l’argument chrysippéen met à mal le sens commun de la notion de Dieu, à savoir un Dieu exempt du mal.

Plutarque pose le premier problème : «en quoi les dieux seront-ils les donateurs de biens plutôt que de maux ?». Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que la première implication de l’argument chrysippéen est de rendre Dieu responsable de la production des maux dans le monde. En effet, de la même manière qu’un poète, directeur de sa pièce de théâtre, choisit volontairement tel ou tel épisode dans sa pièce, Dieu, directeur de l’ordre du monde, choisit également volontairement qu’il y ait du mal dans le monde. Or, nous comprenons bien que le contenu d’une telle proposition fait problème : il apparaît totalement illogique de dire que Dieu, être parfait et incorruptible, ait pu délibéré en faveur de l’existence du mal dans le monde. Nous faisons ici l’hypothèse que Plutarque juge en fonction du critère platonicien défini en Hippias majeur (296a-c) selon lequel nul ne peut être méchant (à savoir ici, introduire le mal dans le monde) volontairement, ce qui implique que le mal ne peut être que le résultat de l’ignorance. À partir de là, nous pouvons établir le raisonnement suivant : le mal est produit exclusivement par l’être ignorant, or Dieu n’est pas un être ignorant, donc Dieu ne produit pas le mal.

Après avoir mis en lumière l’implication concernant le rapport de production concernant Dieu et le mal, Plutarque pousse encore un peu plus loin le problème et écrit : «Comment le mal sera-t-il encore une chose hostile aux dieux et haïe des dieux ?». Plutarque est passé de la proposition selon laquelle Dieu est le «donateur de maux», en d’autres termes son producteur, à celle selon laquelle le mal n’est plus une «chose hostile» et «haïe» par Dieu. Comment expliquer ce passage ? Il faut postuler que nous ne produisons volontairement que ce nous aimons. Ainsi nous obtenons le raisonnement suivant : tout produit volontaire est aimé par son producteur, or le mal est un produit volontaire de Dieu, donc Dieu aime le mal. Et dire que Dieu aime le mal implique nécessairement que Dieu n’éprouve aucune aversion pour le mal.

Nous pourrions aller même encore plus loin dans le problème en nous appuyant sur l’immanence du Dieu chrysippéen. Ce caractère immanent se traduit par le fait que tout élément du monde contient en lui des semences de Dieu, nous pourrions alors nous risquer à l’identification de Dieu et du monde. Dès lors, nous pouvons établir le raisonnement suivant : il y a du mal dans le monde, or Dieu est partout dans le monde, donc Dieu est en partie le mal. Ce qui, une fois encore, va en contradiction avec le concept même de Dieu incorruptible.

Enfin, Plutarque montre que la thèse chrysippéenne conduit à se conformer aux propos de poètes dramaturges qui, selon lui, insultent la divinité et marquent un irrespect envers le sacré : «qu’aurons-nous à dire des blasphèmes tels que celui-ci : “Dieu, lorsqu’il veut ruiner à fond une maison, crée chez les mortels la cause de cette ruine”, ou celui-là “qui de vous prétend s’opposer à la discorde entre les dieux ?”». Nous avons montrer plus haut que la thèse chrysipéenne aboutissait à considérer Dieu comme le responsable du mal, et c’est bien ce qui s’illustre dans le premier blasphème proféré par Eschyle, poète et philosophe grec du Vè siècle avant Jésus-Christ : dans son exemple, Dieu est précisément la cause efficiente de la ruine de la maison, il est le principe qui est à l’origine du mouvement de la ruine. Et en ce qui concerne le second blasphème, proféré par Homère, immense poète grec de la fin du VIIIè siècle avant Jésus-Christ et connu en tant qu’auteur de l’Iliade, nous sommes amenés à penser que Chrysippe, pronant la conformité à la nature et à l’ordre du monde, s’il y a discorde des dieux, c’est que cela s’inscrit dans l’ordre du monde et il n’y a donc aucun lieu de s’opposer à celle-ci, et qui plus est, s’opposer à celle-ci, ce serait chercher à faire quelque chose qui ne dépend pas de nous.

Nous avons montré que Plutarque, dans ce second moment du texte, a mis en lumière les implications sous-jacentes à la thèse chrysippéenne qui contredisent le concept même de Dieu et conduisent à lui faire perdre toute sa substance. Ainsi Plutarque peut estimer avoir réfuté la thèse générale de Chrysippe sur le mal.

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Il reste désormais à Plutarque de réfuter dans le détail cette thèse, notamment en réfutant l’argument de Chrysippe qu’il a cité au début de son texte. Cette réfutation va être l’objet de la troisième partie de notre commentaire. Plutarque va s’atteler à invalider l’argument de par deux manières : en pointant tout d’abord l’inadéquation qualitative de la métaphore stoïcienne du monde comme une pièce de théâtre, et ensuite la non-équivalence quantitative entre les deux rapports en jeu.

Par souci de clarté de notre exposé, nous distinguons les propositions utilisées dans l’analogie chrysipéenne sous les lettres respectives suivantes :

  • A : «l’épisode comique»
  • B : «la comédie»
  • C : «le mal»
  • D : «le monde».

À partir de là, l’analogie de Chrysippe se formalise ainsi : A/B ≡ C/D. Ce qui signifie que ce que A vaut pour B équivaut à ce que C vaut pour D.

Commençons par examiner la première invalidation plutarquéenne de l’argument chrysippéen. Plutarque fait reposer sa première invalidation sur un examen comparé du rapport qualitatif qu’entretient A à B à celui qu’entretient C à D. Il analyse en premier lieu le rapport qualitatif qu’entretient A à B : «le méchant titre agrémente la comédie et il sert sa fin puisque sa fin est de faire rire et d’être agréable aux spectateurs». Notons pour qu’il n’y ait pas de confusion que ce que Plutarque appelle ici «méchant titre», c’est ce que Chrysippe nommait «titre risible» et que nous avons appelé «épisode comique». Le rapport qualitatif de A par rapport à B est un rapport d’utilité. En effet, d’une part, A apporte un avantage, une valeur ajoutée, à B et d’autre part, A est un moyen pour réaliser B, ou pour le dire en des termes plus logiques, A est une condition nécessaire de B. Il n’y a pas de comédie sans épisode comique, donc l’épisode comique a toute sa place dans la comédie, autrement dit il possède une fonction déterminée dans la comédie. Cette fonction déterminée se justifie par le fait que A et B ont le même attribut, qui est de divertir ceux qui viennent assister aux comédies.

Maintenant que nous avons déterminé le rapport qualitatif de A par rapport B, il va falloir déterminer le rapport qualitatif de C par rapport à D en vue de déterminer ensuite si ces deux rapports sont équivalents. Nous pouvons déjà pressentir que Plutarque va apporter une réponse négative à cette équivalence puisqu’il introduit son propos par «mais», il écrit : «mais Zeus paternel, puissant et juste, “le meilleur des artistes” selon le mot de Pindare, ne crée pas le monde comme un grand drame varié et divers, mais comme une ville commune aux dieux et aux hommes». Notons que l’appellation de Zeus, roi des dieux de la mythologie grecque, est employée indifféremment du terme de Dieu dans la philosophie stoïcienne de Chrysippe. Zeus est un paternel du monde parce qu’il a engendré le monde tel un parent engendre un enfant. Zeus est puissant en ce sens qu’il est le principe actif de la matière pour mettre en forme le monde. Zeus est juste en ce sens que tout ce qu’il fait, il le fait conformément à la nature. Enfin, Zeus est le «meilleur des artistes» : d’une part, on peut comprendre le terme d’artiste employé indifféremment du terme d’artisan, en ce sens que Zeus a produit et continue perpétuellement de «travailler», de modeler, de façonner l’ordre du monde, et d’autre part, on peut comprendre le terme d’artiste dans sa spécificité, en ce sens que Zeus a produit un monde beau, le monde étant pour Chrysippe un magnifique spectacle à contempler. Après ce passage par l’explicitation des qualificatifs donnés à Dieu par Plutarque, recadrons-nous sur l’analyse du rapport qualitatif qu’entretient C à D. Pour les besoins de sa réfutation, Plutarque prend pour point de départ de son examen l’une des thèses chrysippéenne, celle du monde providentiel, c’est-à-dire celle du monde gouverné par Dieu. Mais il montre que si D ne désigne pas seulement le monde, mais le monde providentiel, alors D implique non-C, c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir de mal dans un monde providentiel. Le rapport entre C et D est un rapport d’imperméabilité. Mais le passage que nous sommes en train d’étudier ne peut pas se limiter à une lecture de ce dernier comme analysant seulement le rapport qualitatif entre C et D. De manière subtile, Plutarque mélange l’analyse des termes du rapport qualitatif C à D à ceux du premier rapport examiné. En effet, il ne reprend pas exactement le terme de «mal» qui se trouve dans l’analogie chrysipéenne examinée, mais emploie une catégorie du vocabulaire théâtral, le drame. Nous pouvons nous demander dans quel sens est employé ce terme : simplement comme pièce de théâtre ou spécifiquement comme le genre de théâtre tragique. Dans un cas comme dans l’autre, nous nous rendons compte que Plutarque s’est éloigné de l’examen de l’analogie chrysipéenne de départ, il examine en réalité ici la métaphore bien connue des stoïciens qui conçoivent le monde comme une scène de théâtre. La suite du propos de Plutarque nous permet de comprendre qu’il emploie le terme de «drame» dans la seconde acception que nous avons notifiée ci-dessus. Pour réfuter Chrysippe, il propose sa propre métaphore du monde : «comme une ville commune aux dieux et aux hommes». Nous comprenons cette métaphore du monde comme une Cité telle que la finalité du monde voulue par Dieu serait la justice et la recherche du bien commun. Or ceci se trouve être incompatible avec les attributs du drame (la présence dans le monde «de brigands, de meurtriers, de parricides et de tyrans»). Si l’on identifie les attributs du drame au mal, nous voyons ici que le mal dont il est question n’est en réalité pas le mal physique, mais le mal moral de certains individus, de certains acteurs du monde. Le seul véritable mal, c’est le vice.

Nous venons de voir que Plutarque lit, dans un premier temps, l’analogie chrysipéenne comme une métaphore du monde comme un drame, or cette métaphore étant substantiellement erronée selon lui, cela nous montre une première manière d’invalider l’analogie chrysipéenne. Mais nous pouvons juger que cette lecture de l’analogie est somme toute assez biaiseuse puisqu’un examen strict de l’analogie A/B ≡ C/D consisterait seulement en l’examen comparé des rapports A à B et C à D pris respectivement et de leur équivalence et non de l’équivalence du terme D (le monde) avec les termes conjoints de B et C (en considérant le drame comme une association d’une comédie et du mal). Le second examen de l’analogie chrysipéenne va répondre à l’exigence que nous venons de mentionner et sera en outre sur un plus plus quantitatif que qualitatif.

Plutarque commence par examiner le rapport entre A et B : «le méchant titre d’un poème est peu de chose et tient très peu de place dans une comédie». En termes quantitatifs, nous pouvons dire que A<="" claire="" plus="" valide,="" dit="" nous="" monde)="" se="" il="">

Néanmoins, si notre analyse de ce dernier passage du texte se veut acribique, nous devons aussi faire mention que ce passage n’opère pas seulement un examen quantitatif mais opère une nouvelle fois, mais d’après de nouveaux critères, un examen qualitatif. Concernant le rapport de A à B, Plutarque écrit : «il [le méchant titre] ne se multiplie pas, il ne perd pas et il ne gâte pas tout ce qu’il y a de grâce dans les beaux passages». Ce qu’il se passe ici, c’est que A n’étant pas contradictoire à B, A n’implique pas non-B : l’épisode comique n’a pas d’effet négatif sur la comédie. Pourrions-nous ajouter, d’après ce que nous avons lu précédemment, que l’épisode comique a au contraire des effets positifs sur la comédie — nous pourrions aller jusqu’à dire que c’est l’épisode comique qui apporte son charme à la comédie — puisqu’il lui permet de concourir à la réalisation de sa finalité, faire rire. Qu’en est-il du rapport de C à D ? Plutarque écrit : «la vie entière depuis son début jusqu’à son couronnement en est enlaidie, ravagée et troublée ; elle n’a pas une partie qui soit pure et irréprochable, et elle est, comme ils le disent le plus laid et le plus détestable des drames». Si nous considérons D en tant que le monde providentiel, nous pouvons dire que C implique non-D : le mal désubstantialise toute idée d’un monde providentiel. Le mal altère de manière radicale le monde providentiel, il agite l’ordre du monde, le rend tumultueux et finit par totalement le désordonner. Le mal rend le monde laid, en ce sens qu’il le rend imparfait, le monde laid ne répond plus aux normes esthétiques d’équilibre et d’harmonie. À travers le propos de Plutarque, nous pouvons lire un fort contraste entre ce que serait un monde providentiel, un monde purement incorruptible, et le monde qu’il constate empiriquement, où le mal est fatal. Nous pouvons nous dire que Plutarque fait ici une lecture dualiste de Platon où il y aurait deux mondes : le monde divin des Idées, des Formes intelligibles et le monde empirique mélangé à la matière qui serait ainsi corrompu par cette dernière[2]. Par conséquent, en raison d’un idéal d’absolue pureté, Plutarque semble exprimer une véritable aversion pour le monde réel, le monde concret, le monde empirique.

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À travers ce commentaire de texte, nous avons cherché à nous interroger sur la possibilité et l’utilité du mal dans un monde providentiel. Plutarque répond de manière tranchée qu’il est totalement contradictoire de considérer un monde providentiel, entendu comme un monde où la providence serait immanente, dans lequel existerait le mal et plus encore considérer une quelconque utilité du mal. Par cette thèse, Plutarque ne cherche en rien à nier l’existence du mal mais soutient celle-ci en vue de réfuter l’existence d’une providence immanente au monde, et de rejeter plus globalement toute cosmologie moniste car pour Plutarque, dans l’hypothèse où la divinité existe, celle-ci est par essence transcendante et ne peut en rien se mélanger à notre monde réel sous peine de se voir rendue étrangère à elle-même.

Au terme de notre commentaire, nous pouvons nous demander si la réfutation de Chrysippe par Plutarque est pertinente. Si certains points de l’argumentation nous semblent discutables, c’est sans doute en raison en l’absence de précisions sur la nature du mal auquel les propos de Chrysippe et de Plutarque font référence. Nous avons en fait l’impression que Plutarque use d’un subterfuge quant à l’usage des différentes acceptions du terme de mal pour parvenir à réfuter Chrysippe. En effet, lorsque Chrysippe parle de l’utilité du mal, nous avons tendance à penser qu’il ne fait référence qu’à un mal physique de la nature des choses, c’est-à-dire un mal qui est un «faux» mal, un mal seulement qualifié ainsi par un jugement non conforme à la nature des choses en raison de notre ignorance. En revanche, lorsque Plutarque juge l’argument de l’utilité du mal totalement saugrenue, il nous semble que le mal désigne ici des maux moraux commis par des hommes. Si toute la philosophie stoïcienne a pour objectif de soigner les maux moraux des hommes, nous comprenons donc effectivement mal comment elle pourrait trouver utile de les laisser persister, ce qui renforcerait notre idée que ce serait simplement du mal physique dont Chrysippe parlerait dans l’argument de l’utilité du mal. En outre, si c’est seulement du mal physique dont Chrysippe parle, ce que Plutarque juge comme absurde de considérer que le mal comme une chose qui ne serait pas hostiles à Dieu et haïe par Dieu, n’est en réalité, dans un système stoïcien, peut-être pas si absurde que le prétend Plutarque puisque Dieu est censé être indifférent et insensible aux maux physiques du monde puisque lui, par sa sagesse, sait que ce ne sont pas de véritables maux à proprement parler. La thèse de Chrysippe est tout à fait intéressante car elle est au fond une sorte de pré-théodicée.


[1] Le texte emploie le terme «univers», il est vrai que ce terme «univers» fait parfois l’objet d’une distinction avec le terme que nous employons ici, à savoir «monde» (l’univers étant le monde et le vide infini qui l’entoure), mais la distinction ne nous paraît pas d’une grande pertinence pour ce qui joue ici, nous employons donc indifféremment les termes.

[2] Nous pensons que cette lecture de Platon est toutefois discutable puisque Platon ne parle dans aucun de ses dialogues de deux mondes séparés l’un de l’autre, mais simplement de deux lieux d’un même monde. Qui plus est dans le Timée, dialogue portant sur la cosmologie platonicienne, même si le monde que forge le Démiurge n’est pas pur et incorruptible comme l’est le «ciel des Idées», le Démiurge imite ce dernier pour forger le monde empirique et il y a donc une certaine ressemblance entre les deux, le monde empirique participe du «ciel des Idées», il n’est pas non plus totalement corrompu comme le soutient Plutarque.