Le désespoir n'existe pas, de Zéno Bianu (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

 
 
Bon titre à l’emporte-pièce, emprunté à Rabbi Nahman, cité en exergue du livre. De là à penser que Zéno Bianu verse dans l’optimisme douillet ou la somnolence béate, ce serait mal le connaître. Bianu est un poète de l’énergie lyrique ; il affirma la possibilité du chant. « Être dans les muscles du chant » (p. 32), parvenir « au bonheur du vrai chant » (p. 77). D’où une poésie où l’on sent toujours la scansion orale, la possibilité d’être performée sur scène autant que d’exister sur la page. Dès lors, on n’est pas étonné de voir passer les figures de Serge Pey (p.3 4), G. Luca (p. 131), André Velter (p. 149)… Beaucoup de poèmes présentent l’anaphore comme figure motrice de l’écriture ; la parole avance par vagues, successives reprises du motif, parfois un vers emprunté à un autre poète. Ce dispositif d’écriture convient très bien lorsque le poème prend un tour litanique : ainsi pour Femme aux cent huit noms dans lequel le poète égrène les noms de déesses indiennes, ou bien encore dans Poème des degrés (Kaddish pour Paul Celan). 
Cette poésie est très personnelle, mais aucunement repliée sur elle-même. Au contraire, elle est comme saturée d’échos, de résonances et de rappels d’autres créateurs dans différents domaines artistiques : la littérature (surtout la poésie), la musique (essentiellement le jazz), la peinture, la danse… Certains poèmes sont construits comme une galerie de portraits d’amis, ou une procession de fantômes proches : Ci-gît (Artaud, Chet Baker, Jack Kerouac, Yves Klein, Marilyn Monroe, Jackson Pollock) ; Bleu d’alcool (E. Dickinson, S. Plath, B. Fondane, K. Ferrier, E. Dolphy, N. de Staël, B. Kaufman…). De même pour le long poème Le monde est un arbre (p. 85 à 93). Si Bianu fait circuler toutes ces figures dans ses poèmes, ce n’est pas par jeu culturel ou pédantisme, c’est pour ce que ces artistes ont tenté d’atteindre dans leurs œuvres : dépasser les limites et ouvrir sur un autre espace-temps, proprement magique. Ainsi dans Eloge du souffleur (pour John Coltrane) : « je fais apparaître / les désordres fluides du vivant / les marbres tremblés du temps / jusqu’à resplendir / jusqu’à m’accorder / au mouvement perpétuel de la lumière  » et un peu plus loin « je passe à travers tous les cercles / naissances morts renaissances / s’en vont s’en reviennent / à chaque seconde de chaque solo / je traverse mille frontières / pour une liberté enfin déliée » (p. 58). Voilà le maître mot de la quête poétique de Bianu : la liberté. « loin de tout ce qui vivote / de tout ce qui vitrifie / vivement la vivance / de tous les grands viviers / oui / vivement cette vie sans vitrine / cette vie sans visière /cette vie sans venin ni verdict / cette vie sans verrou  » (p. 132). On pourrait citer aussi le poème Toujours plus libre (p. 194). Il y a bien cette volonté poétique de détachement, d’arrachement hors de la raison raisonnante, hors des normes normées, quitte à « abandonner tous les garde-fous »(p. 190) Voilà ce qui justifie l’emploi constant de l’image comme levier pour soulever à la fois le réel et la langue. 
Mais, et c’est un des aspects émouvants de ce livre, parallèlement à cette foi dans la puissance libératrice de la poésie et de l’art, il y a une conscience aussi forte de la limite et de la mort. Plusieurs poèmes sont dédiés « in memoriam » : à S. Sautreau, A. Albert-Birot, J.P. Auboux, J. Lacarrière… Et le dernier poème du livre, très beau dans sa simplicité, est un poème d’adieu : « Je parle / avec une morte - / si vivante // Mémoire noyée - / tes cendres / me sourient // Elégante à jamais - / même / quand tes cendres s’envolent ». 
 
Antoine Emaz 
 
 
Zéno Bianu, Le désespoir n’existe pas , Gallimard – Col. Blanche – 218 pages – 21 €