Marie-Claire et Alain Bancquart, une gémellité du sens du temps (par Florence Trocmé)

Par Florence Trocmé


Marie-Claire et Alain Bancquart
une gémellité du sens du temps

Journée d'étude Marie-Claire Bancquart
Nanterre, le 1 er décembre 2010

Pour mon intervention dans cette journée d'études autour de Marie-Claire Bancquart, j'ai choisi un thème qui me parait peut-être assez peu exploré et qui est pourtant fondamental, la question de la musique. Mais il ne va s'agir en rien ici de déterminer si l'écriture de la poète est " musicale " !
Je vais partir d'une donnée essentielle de sa vie, le fait qu'elle est mariée et vit, et cela depuis des décennies, avec un compositeur, Alain Bancquart.
Je vais donc tenter, en me basant sur des entretiens et conversations que j'ai eus avec le couple et sur Qui voyage le soir*, un livre d'Alain Bancquart qui vient de paraître, d'explorer les possibles interactions entre leurs deux langages.
Alain Bancquart
Alain Bancquart est né en 1934 et il a fait ses études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris (violon, alto, musique de chambre, contrepoint, fugue et composition), puis a occupé le poste de troisième alto solo à l'Orchestre national de France, de 1961 à 1973.
Il sera ensuite Directeur musical des Orchestres de Régions de l'ORTF puis Directeur musical de l'Orchestre national de France.
En 1977, il est nommé Inspecteur de la Musique au Ministère de la Culture. Il occupe cette fonction de 1977 à 1984, et est parallèlement producteur à Radio France des "perspectives du XXe siècle".
Depuis 1967, il consacre l'ensemble de son travail à l'étude des micro-intervalles.
Il se trouve aussi qu'il a écrit deux livres Habiter le temps, paru en 2003 aux Éditions Symétrie et Qui Voyage le soir*, tout juste paru chez Tschann libraire..
Il faut évoquer d'emblée le point clé de l'œuvre d'Alain Bancquart, à savoir le fait qu'il s'est consacré entièrement à l'étude et la mise en œuvre de ce qu'on appelle les micro-intervalles.
Pour dire les choses rapidement, la musique occidentale depuis un peu plus de deux siècles est fondée sur le système dit tempéré qui est un système de division de l'octave. Il consiste à la découper en douze intervalles chromatiques égaux. Généralisé depuis environ deux siècles seulement, il a connu un développement considérable entre le XVIIIe et le XXe s. L'échelle musicale est la gamme de 12 sons, qui répartit tons et ½ tons selon des schémas bien précis.
Or en termes de possibilités pour la composition musicale, ce système est à bout de souffle ; c'est la raison pour laquelle dès le début du siècle précédent, des musiciens ont tenté d'en sortir, soit par l'invention du sérialisme, soit par le recours à d'autres modes musicaux, parfois empruntés aux musiques orientales. On peut citer ici les noms de Berg, de Schönberg, de Webern mais aussi de Debussy.
Alain Bancquart a choisi de se centrer sur une toute approche, une division beaucoup plus fine du ton. Il travaille sur les ¼ de tons, les 8 èmes de tons et même les 16 èmes de tons.
le texte, la musique
Ce que j'ai choisi d'explorer, essentiellement en lisant les livres d'Alain Bancquart et en menant plusieurs entretiens au fil du temps avec Marie-Claire et Alain, c'est le rapport de création qui peut exister entre leurs deux œuvres.
On verra d'ailleurs que cela entrainera dans une réflexion encore plus large sur le rapport entre le texte et la musique. On peut rappeler à ce sujet que Victor Hugo mais aussi André Breton se sont élevés formellement contre la mise en musique de leurs œuvres et on prête à Satie une remarque charmante disant que " le musicien est celui qui inventa l'art sublime d'abîmer la poésie ".
Or cette citation se trouve dans le nouveau livre d'Alain Bancquart Qui voyage le soir. On reconnaît là un titre de Marie-Claire, long poème présent dans Rituel d'Emportement, on peut aussi en reconnaître de très nombreux dans les intitulés des œuvres d'Alain, qui dit :
" Je lui emprunte ce titre comme je lui ai emprunté la plupart des titres de mes œuvres, qui sont en très grande et très secrète partie les siennes "

Un premier indice peut-être pour notre recherche.
Second indice, on compte une dizaine d'œuvres écrites en collaboration entre la poète et le musicien.
J'ai choisi d'en retenir trois plus particulièrement, comme des jalons dans cet échange marqué par une évolution très importante et la réflexion constante du musicien sur la question musique et texte.
Trois jalons
Ces trois pièces sont :
Les Tarots d'Ulysse, un opéra radiophonique qui date des années 80 ;
Le Livre du Labyrinthe, un monodrame pour baryton et cinq violoncelles, composé entre 1995 et 2000 ;
Appels d'être, composé entre 2006 et 2010.
Les Tarots d'Ulysse
On remarque tout de suite qu'il y a là attestation de ce que les spécialistes de l'œuvre de Marie-Claire connaissent bien, son attrait pour la mythologie et très particulièrement pour deux grandes figures Ulysse et le Minotaure (dans la seconde œuvre évoquée). On reconnait aussi dans l'intitulé de la première œuvre le titre d'un roman de Marie Claire, paru en 1984 chez Belfond.
À partir de ce roman, elle a composé un texte qui va servir de trame à Alain pour composer son opéra radiophonique.
Ici donc, elle est partie d'une œuvre existante mais à laquelle elle a donné une autre forme pour cette première collaboration significative avec son mari.

→ Le livre du labyrinthe
Pour le grand cycle Le Livre du Labyrinthe, elle va composer spécifiquement le texte de l'une des pièces, Meurtre tandis que celui d'une autre des pièces, Icare, reprend un poème existant au préalable.
Appels d'être
Appels d'être, le tout dernier cycle en cours enfin est composé de Musipoèmes, ce seul mot attestant d'une évolution très intéressante sur laquelle je vais revenir. Pour ce cycle, Marie-Claire a écrit spécifiquement les textes pour la composition musicale.


De fortes réticences
Alain Bancquart expose très clairement dans son dernier livre les réticences qu'il a toujours éprouvées vis-à-vis de la mise en musique d'un texte, quelque frustrant que ce soit pour lui qui depuis l'origine a été animé du désir de composer à partir des textes de Marie-Claire.
" Est-il bon, est-il nécessaire, d'imposer un discours mélodique, harmonique, timbrique, à des mots qui ne demandent rien ni pour s'exprimer, ni pour se faire comprendre, ni pour se faire entendre. Qu'est-ce que la musique vient faire dans un langage autonome et organisé qui existe en dehors d'elle." (p. 71)
On peut en schématisant suggérer les deux pôles extrêmes du rapport musique/texte :
*soit un simple accompagnement musical, qu'Alain Bancquart décrit comme redondant, la plupart du temps, par rapport au texte.
*soit une prédominance de la musique, qui s'empare du texte comme élément de la composition, en général complètement noyé, découpé, déstructuré, et presque toujours incompréhensible.
Dans ce dernier cas :
" le poète ne participe que comme initiateur d'un mouvement, la forme de son œuvre ayant été absorbée, supprimée, finalement remplacée par celle de l'œuvre musicale " (p. 72)
Ces questions, Alain Bancquart se le pose depuis toujours car dit-il :
" je partage depuis toutes ces années la vie d'une poète et sa poésie est pour moi directement liée à l'idée même de création. Si tant est qu'il y ait un signifiant dans ma musique, ce signifiant passe toujours par une expression qui vient du domaine poétique - un domaine que je m'approprie par une espèce d'effraction amoureuse. Ces textes poétiques sont presque devenus une manière personnelle de penser ". (p. 72)
On verra que dans la dernière des trois œuvres que j'ai évoquées, Alain Bancquart a trouvé une possible solution (qu'il préfère appeler hypothèse) à cette question.
Mais je reviens d'abord un moment sur le livre du Labyrinthe.
Le livre du Labyrinthe
De cette vaste composition, Alain Bancquart écrit qu'elle n'est pas un opéra mais plutôt un " lieu vivant " et il est intéressant de voir comment cette œuvre, ce " labyrinthe musical ", à la structure très complexe et aux possibilités d'exécution multiples est sous-tendue par la conception que se fait Marie- Claire du Minotaure.
Au cours de nos entretiens, elle a expliqué comment elle avait évolué considérablement dans son rapport au monde végétal et animal, devenant de plus en plus sensible aux similitudes entre les animaux et les hommes, de plus en plus consciente qu'il ne s'agit pas de deux règnes séparés. Il y a un rapport fondamental entre les plantes, l'animal et l'homme, un rapport d'organisation et de perception du monde, de supériorité même par rapport à l'homme. Elle a toujours été intéressée et attirée par les créatures mixtes de l'antiquité grecque ou égyptienne. " Être homme et animal, c'est une chance, d'être doublement bien. "
Mais à la suite de Borges (in La Demeure d'Astérion), elle a revisité le mythe, tirant le Minotaure vers une image d'innocence et de pureté.
Alain Bancquart aura donc tenté selon ses mots de créer :
" un ensemble de forces un réseau de possibles à l'intérieur duquel vit, joue, rit assume son innocence absolue, la créature mi-homme, mi-taureau, terrible et admirable, qui ne connaît ni la douleur ni la souffrance, jusqu'à ce que Thésée les lui enseigne par son meurtre rituel ". (p. 40)
Et cette approche singulière de la poète a engendré celle du musicien qui écrit :
" Le rapport qui s'établit entre le texte chanté ou prononcé par le baryton et la musique explore le potentiel formel de la temporalité, mais il vise aussi un sens qui est à chaque fois étagé dans l'épaisseur des strates mnésiques du poème, dans la superposition des images qui s'y choquent et qui s'y rencontrent. N'est-ce pas comme si le poème lui-même entrait en polyphonie. "
Et Marie-Claire comme Alain se rejoignent totalement sur l'idée que l'on fait une interprétation très fausse des fameuses correspondances baudelairiennes, oubliant toujours les mots clés que sont dans le poème : loin et ténébreuse. Ils concluent ensemble à cela que :
" Ici réside pourtant la nuance qui fait que les arts gardent leur technique propre, leurs moyens et leur personnalité " (p. 74)

Les musipoèmes et la rythmique de la prosodie
Mais ce sur quoi je désire insister aujourd'hui car c'est cela qui me parait pertinent dans le cadre d'une journée d'études consacrée à Marie-Claire, c'est l'évolution récente du rapport texte et musique dans les œuvres d'Alain Bancquart.
Avec ce que significativement il a appelé les " Musipoèmes ", lesquels au nombre de trois entrent dans la composition d'une des toutes dernières œuvres composées, Appels d'Être.
L'un de ces " musipoèmes " a d'ailleurs été donné à deux reprises, une fois à Reid Hall, et l'autre fois à la Bibliothèque municipale Vaugirard, dans le 15 ème arrondissement.
Il faut donc parler un tout petit peu technique.
Cherchant une nouvelle approche pour un travail commun avec Marie-Claire, Alain l'a enregistrée disant un certain nombre de poèmes composés en vue de cette œuvre nouvelle. Il a ensuite soumis l'enregistrement à un traitement informatique à l'aide de deux logiciels de l'IRCAM. Ceux-ci lui ont permis de découper très finement le rythme de la diction de Marie-Claire en disposant d'une analyse du déroulement de la parole qui donne le moment exact, en millième de secondes, du prononcé de chaque syllabe. Cette analyse permettant d'établir une sorte de signature temporelle de la diction de Marie-Claire, une " radiographie parfaitement exacte de la parole poétique ", selon ses propres termes.
Explorant ces rythmes, le compositeur a pris conscience avec une grande émotion que cette signature était étrangement proche de schémas de traitement des durées tout à fait récurrents dans toute son œuvre propre.
" On imagine avec quelle attention et quelle émotion je scrutais ce nouveau monde rythmique. C'était pour la première fois entrer dans la chair du texte, dans sa première vérité. Mon émotion et ma joie ont été grandes quand j'ai découvert que les séries de rythmes composées par la parole du poète étaient très proches des schémas de durées que j'utilise en général pour ma musique. J'attribue cette rencontre au fait que je recherche un déroulement rythmique aussi proche que possible du chant grégorien : une grande souplesse du temps. Le chant du rythme est donc pour moi d'essence vocale, et ce rapport avec la voix du poète assez logique. [...] Peut-être la fréquentation constante de la poésie de Marie-Claire, comme la fréquentation de ma musique par elle, ont-elles institué chez nous une sorte de gémellité du sens du temps " (p. 77)
En fait dans ces " Musipoèmes ", la récitation est considéré comme " chant naturel, musique muette " et le
matériau rythmique produit par le texte est utilisé pour composer la musique (instrumentale) qui serait entendue pendant la récitation, et dont la nature serait si proche des textes, dans sa structure, qu'une sorte de fusion pourrait s'opérer entre les deux éléments, le but étant qu'à la limite les deux expressions soient perçues comme un seul événement (p. 79)
Ces schémas rythmiques de la parole vont donc ainsi devenir le matériau même de sa composition, créant ainsi une forme d'osmose profondément nouvelle et originale entre le texte et la musique.
Et dans l'exécution du premier " Musipoème " à laquelle on a pu assister à deux reprises, alors qu'Alain pilotait la bande magnétique portant la composition musicale, Marie-Claire, dirigée par lui comme n'importe quel interprète soliste de musique, disait son texte et ce fut aussi une surprise pour son mari de voir à quel point elle entrait facilement dans ce rôle jusque-là tout à fait inédit pour elle. Il faut voir là sans doute une sorte de concrétisation de ce sentiment d'osmose entre ce qu'on pourrait appeler leurs " régimes temporels ", et on comprend mieux ce qu'Alain entend par gémellité.
L'alphabet musical
Avant de conclure, je voudrais évoquer un autre aspect de la composition de cet ensemble dont je pense qu'il peut intéresser un public littéraire. C'est la notion d'alphabet musical.
Notion très ancienne, dont la manifestation la plus célèbre est le nom de Bach, dont les 4 lettres, B.A.C.H. traduites dans cet alphabet musical dont les fondations remontent loin dans le temps donnent les notes : si bémol, la, do, si bécarre. On sait que Bach lui-même a utilisé les lettres de son nom dans son œuvre et tout particulièrement dans son " Art de la Fugue ". (Inachevé, comme si, fait remarquer Alain Bancquart au cours d'un entretien, la confrontation du nom de Dieu et du nom de Bach était impossible) Et ce motif de 4 notes a inspiré presque tous les grands noms de la musique de Beethoven à Boulez ou Zimmermann, en passant par Schumann ou Liszt.
Il se trouve qu'un ami d'Alain Bancquart, le compositeur Alain Louvier, a complété cet alphabet qui était très lacunaire. Et Alain Bancquart s'en est servi pour transcrire musicalement certains mots des poèmes (notamment sang et désir)
Voici les titres des trois Musipoèmes inclus dans Appels d'être, le premier, " Le cri peut être tendre, aussi " le second, " En célébration du vivant " et le dernier " Au grand lit du monde ".
Pour conclure, je voudrais lire cet extrait d'une lettre toute récente de Marie-Claire, lettre où elle répond à la question suivante :
Pensez-vous avoir été marquée dans votre propre travail par la réflexion d'Alain et que quelque chose de sa pensée musicale et de ses techniques de composition a eu un impact sur votre propre écriture ?
Comment dire au juste l'impact de la réflexion d'Alain sur la mienne, c'est difficile évidemment; voici presque soixante ans passés ensemble, et vraiment ensemble. ...Je dirai ce qui me paraît le plus sûr et le plus important.
Nous avons tous les deux la même idée de ce que nous cherchons, avec des moyens très différents bien entendu. C'est qu'il nous importe de rendre un "continuum discontinu". Alain s'en explique en parlant des micro-intervalles.
Quant à moi, je vois dans la langue un moyen qui restera toujours, hélas, imparfait, mais qu'on peut travailler pour le rendre aussi proxime que possible, de traduire une circulation générale de la vie qui me semble fondamentale. Et mystérieuse: entre l'argile, le ver de terre, le chat et nous, ça circule, mais si nous savons un peu comment (structures de l'ADN par exemple), nous ne savons pas du tout pourquoi; où va tout cela; peut-être dérision...
La langue, ça circule de même avec le monde, du moins quand elle n'est pas conceptuelle. Projetée et décalée. Je dis qu'elle est alors " le braille du vivant ". Cette idée m'a conduite à travailler quand j'écris sur les vibrations des syllabes, les " blancs ", la rythmique générale de la découpe poétique- pour ne pas parler du " vers ", qui rappelle un peu trop les contraintes classiques. Je faisais remarquer l'autre jour combien les moyens notés dans la musique manquaient cruellement dans cette entreprise: hauteur du son, longueur des silences. Mais d'un autre côté, je tiens beaucoup à une expression d'allure simple, qui " veut dire ", et qui serait sans aucun doute gâtée par ces moyens inusités, donc je me garde d'inventer lesdites notations!

©Florence Trocmé
Texte d'une communication faite à la Journée d'Études, "L'oeuvre poétique de Marie-Claire Bancquart" organisée à l'Université Paris-Ouest, Nanterre la Défense par Jean-Michel Maulpoix, dans le cadre de l'Observatoire de poésie contemporaine, avec le soutien du Centre des Sciences de la Littérature française, le mercredi 1 er décembre 2010. Journée au cours de laquelle sont intervenus Jean-Michel Maulpoix, Béatrice Bonhomme, Aude Préta de Beaufort, Corinne Bayle, Céline Barbillon, Jean-Pierre Lemaire, Thomas Vercruysse, Charles Dobzynski et Florence Trocmé.
*Alain Bancquart, Qui voyage le soir, préface de Jean-Marc Chouvel, traduction en anglais de Eric Rosencrantz, coll. Avec deux CD, collection Inactuelles, Tschann Libraire, 2010.
CD 1, Transparences, d'après Francis Picabia, 2003, Sona Kochafian, violon et Pierre Strauch, violoncelle
Sonate pour piano n° 1, 1988, Martine Joste
Symphonie n° 6, en souvenir de Louis Saguer, 2009, Orchestre de flûtes français, dir. Alain Bancquart, soliste Pierre-Yves Artaud
Sonate pour piano n° 2, 2009, Martine Joste.
CD 2
Sonate pour piano n° 3, 2010, Alain Neveux
Symphonie n° 5, Partage de Midi (1992), texte de Paul Claudel, Orchestre philarmonique de Radio-France, dir. Roman Kofman, Pascal Saucy, baryton.